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L’opéra est-il soluble dans le rosé ?

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Edito
23 juin 2019
L’opéra est-il soluble dans le rosé ?

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L’amateur d’opéra fait l’objet de beaucoup de caricatures, souvent injustes, parfois exactes quoique cruelles (à cet égard, je renvoie notre lecteur aux Cent Maux de l’Opéra du camarade Rizoud, récemment paru). On s’est trop rarement avisé de l’héroïsme que comporte la pratique de la passion lyrique.

Aucun hommage digne de ce nom n’a été rendu au lyricomane qui brave l’horreur des embouteillages, l’incommodité des transports en commun, la fatigue tressuante de la marche rapide pour parvenir à l’heure dite  l’opéra, dont les spectacles ont la particularité de débuter à des horaires que seuls les oisifs et les rentiers trouvent vespéraux, mais qui pour tout un chacun équivalent à une fin d’après-midi et supposent que l’on délaisse toute autre activité au sortir de la digestion post-prandiale. Ainsi, le spectateur d’opéra ne saurait atterrir dans la salle que tout contracté encore par l’angoisse du retard, perclus de gaz intestinaux, et incertain d’avoir bien verrouillé sa porte, nourri son chat, alimenté le parcmètre, payé  la taxe foncière dont l’échéance expirait ce soir, informé son supérieur hiérarchique de l’absence au débriefing de 18h30, pris ses pilules, laissé l’argent à la baby-sitter, enfermé le chien dans sa niche avec une gamelle et le bébé dans son lit-parapluie avec un biberon et non l’inverse, attaché son vélo au réverbère sans laisser la clef sur l’antivol : si alors il ne s’est pas heurté à la vétilleuse ponctualité de l’ouvreur, il ne lui reste plus qu’à subir trois heures de spectacle en accordant aux gesticulations et vociférations la totalité de sa concentration, l’intégralité de sa sensibilité, l’entièreté de son enthousiasme vital, sans jamais émettre un grognement, se laisser gêner par des voisins qui ne se gênent pas , être distrait par les petits ridicules qui, sur toute scène d’opéra, côtoient les grands, enfin en n’applaudissant pas au mauvais moment, en riant de bon aloi, en pleurant opportunément, en soupirant avec grâce… 

Tout cela, je vous le dis, qualifie pour des médailles point encore inventées, et renvoie au rang de galéjade le numéro du trapéziste volant jonglant avec des flûtes de cristal pleines. 

Mais il y a plus admirable encore. C’est l’amateur lyrique festivalier.

Certes, les tracas tenaillants de la ville ont disparu. C’est l’été. Le temps se dilate et la saison apaise. Dès le début de l’après-midi, on songe que dans quelques heures à peine, on entrera sous les frondaisons dans ce théâtre où nous attendent les émotions les plus suaves. Point alors ne sera besoin d’y courir ni d’affronter les éléments. Le tour de force de l’année ordinaire devient rendez-vous galant. Et pourtant. Le festivalier lyricophile semble oublier que sa passion n’a rien de vacancier. Après avoir tardivement pris un petit-déjeuner amoureusement composé par une virée tranquille à la boulangerie du village ; après avoir fait trempette dans l’eau idéalement fraîche d’une crique, d’une piscine, d’une plage, d’un océan d’huile ; après avoir administré à son organisme fatigué l’élixir magique d’un verre de rosé (tous les étés, un tsunami de rosé recouvre l’Europe), un excès maîtrisé de grillades et de charcutailles, enfin après avoir accordé à son esprit tous les délassements et à son corps toutes les attentions, le festivalier se rend au théâtre, de flanelle vêtu, en sifflotant. Il semble avoir complètement négligé alors que pendant de longues heures, il va voir des êtres de chair et de sang se déchirer parce que le séducteur a tué papa, parce que le philtre d’amour n’a pas marché comme prévu, parce qu’un vil traître a instillé le poison de la jalousie au sein d’un couple exemplaire, parce que l’on s’est cocufié pour rire et qu’on finit par en pleurer, parce qu’un excès d’amour s’achève dans un tombeau scellé, parce que le sens commun a laissé place à une aveugle folie, parce qu’un jeune étourdi ne rapporte pas la potion qui guérirait un roi sanguinolent et douloureux, parce qu’un vieux garçon s’est avisé d’épouser une jeune princesse qui ne dédaigne pas son élégant beau-frère, parce qu’un officier n’ayant pas voulu devenir un mauvais garçon finit en assassin, parce qu’une phtisique misérable aimait trop un poète maudit, parce qu’une autre phtisique aura eu plus de cœur que de concupiscence, parce qu’une petite Japonaise a attendu un peu trop longtemps, parce qu’un vrai laisser-passer s’est assorti d’une fourbe injonction, etc. Et voici notre festivalier tout ébaubi encore de soleil et de rosé plongé dans les affres de la souffrance, du deuil, de la mort, des passions les plus vénéneuses associées aux sentiments les plus grimaçants. 

Pendant ce temps-là, dehors, les cigales grésillent, le soleil tombe mollement dans une mer orange, la fraîcheur d’une douce soirée enveloppe la terre chaude, et l’on baisse la voix pour mieux accueillir le soir. Dans le ventre des théâtres, seuls des héros, des ascètes, des idéalistes, peuvent manquer ce moment d’or pour se rassasier du venin de la tragédie humaine, sans parler de toutes les fausses notes qui en ponctuent immanquablement le déroulement chaotique. 

A tous ceux-là, il convient ici de tirer notre chapeau et de dire notre admiration, car sous les touristes de  blanc vêtus se cachent des âmes d’acier, et sous les brushings impeccables, les robes de couturier, les smokings de bonne coupe, on ne devine pas assez l’esprit doloriste et le goût gratuit d’une souffrance plénière lançant aux maigres plaisirs de ces médiocres journées d’été le défi âpre et hautain de la purgation morale et esthétique. Respectons. Sincèrement.

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