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Clelia Cafiero : « L’opéra est l’expression noble de la musique ensemble »

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Interview
19 juin 2023
Clélia Cafiero dirige Carmen aux Chorégies d’Orange le 8 juillet prochain.

Infos sur l’œuvre

Détails

Clélia Cafiero s’est récemment distinguée à l’Opéra de Marseille où elle a dirigé la dernière de Carmen en mars dernier, au point de capter le regard de Jean-Louis Grinda qui lui a proposé la direction du même spectacle aux Chorégies d’Orange le 8 juillet prochain. Passionnée des voix, sa vision de la direction d’orchestre est de mettre en résonance, dans une totale synergie, plateau et fosse. Pianiste dans l’orchestre de la Scala de Milan, elle est désormais une cheffe d’opéra prometteuse, dont la notoriété ne cesse de grandir notamment en France, où elle est récemment devenue chef principale invitée de l’opéra de Tours. Portrait d’une instinctive, qui croit au pouvoir unificateur de la musique pour galvaniser les forces vives d’une production et donner le meilleur du « faire ensemble » qui lui tient à cœur.


Parlez-nous de votre parcours ?

Je n’avais pas d’envie particulière initialement de devenir cheffe d’orchestre, mais j’ai été très jeune passionnée de musique, je ne sais pourquoi, puisque dans ma famille personne n’était musicien. Aussi c’est par la télévision que j’ai eu mes premières approches musicales. Quand j’avais quatre cinq ans, j’aimais beaucoup la musique des publicités, et j’avais alors un petit clavier sur lequel je reproduisais les mélodies entendues. Mon père s’est alors dit que j’avais sans doute une velléité pour la musique, pour jouer sans connaitre les notes. Il m’a alors inscrit à un cours de musique pour apprendre le piano. Je suis allée ensuite au Conservatoire de Naples ou j’ai parfait mes études. J’ai ensuite gagné des concours, qui m’ont amené à la Scala de Milan dont j’ai intégré l’orchestre en tant que pianiste. Ma grande chance est d’y avoir fait beaucoup de musique de chambre dans laquelle le pianiste a la partition de tous les instrumentistes devant les yeux, et là je me suis rendu compte, pour la première fois, de mon désir non seulement de jouer la musique mais également d’analyser la partition ensemble pour chercher une interprétation en commun. En discutant un jour avec un violoniste de la formation, il m’a conseillé, au vu des propositions que j’émettais en groupe, d’embrasser la direction d’orchestre. Je vois dans la musique des choses animées. Elle projette des images qui lui donnent ses couleurs et tout le talent du chef d’orchestre est de fédérer un groupe pour animer son sujet musical. La suggestion de mon ami violoniste a fait son chemin mon esprit, mais c’est vraiment avec Antonio Pappano que j’ai amorcé mon changement de parcours. J’ai eu la chance de travailler avec lui à plusieurs reprises alors que je jouais les claviers dans l’orchestre. C’est un vrai chef d’opéra. Avec lui, on approche de la vie réelle dans chacune de ses interprétations. Jouer avec le Maestro Pappano, ce n’est pas simplement faire de la musique ensemble c’est se sentir vivant, c’est sentir la musique s’insinuer en nous comme un souffle de vie. A cet égard, il avait fait tout un discours sur Ma mère l’Oye de Debussy, et la façon d’insuffler vie à la partition par tout un jeu de couleurs et d’images, ce qui m’a conduite à me rendre dans sa loge tant j’avais partagé ses propos sur l’approche presque organique de faire de la musique. Il m’a alors invitée à Londres pour me montrer comment se monte une production, en l’occurrence Manon Lescaut avec Kristine Opolais et Jonas Kaufman en 2014. La rencontre avec le Maestro Pappano a tout changé, il est tellement à l’écoute des artistes, avec cette capacité de faire dialoguer continuellement la fosse et le plateau, que cela m’a conforté dans l’idée de m’engager dans l’étude de la direction d’orchestre pour l’opéra.

Comment vous définiriez-vous en tant que chef d’orchestre d’opéra ?

L’opéra est l’expression noble de la musique ensemble. Pour moi, le chef d’orchestre d’opéra est celui qui arrive avec une vision mais qui a la capacité de céder l’espace aux autres pour créer la musique avec chacun des acteurs du projet dans une interprétation commune sans que la vision du chef ne s’impose systématiquement. L’important est de faire naître un évènement qui soit unique. Même si on porte une interprétation particulière d’une œuvre, qui diffère totalement de ce que l’on entend habituellement, l’important c’est qu’elle soit issue d’un « penser ensemble », où chacun donne sa part de soi, un bout de son vivant dont on fait l’offrande à la musique. Quand on est chef, la rechercher doit être continuellement active. On ne connaît jamais une œuvre dans toutes ses composantes. La musique comme l’être humain, réserve toujours sa part de surprise, et il faut chercher, creuser, avec un enthousiasme toujours renouvelé, car elle est une matière vivante dont on n’a jamais complètement fait le tour.

Justement, lors de la conférence de presse des Chorégie d’Orange le 12 avril dernier, Jean-Louis Grinda a loué votre maitrise d’une lecture dynamique et cohérente à la dernière de Carmen à Marseille avec peu ou pas de répétitions. Comment vous êtes-vous préparée à diriger cette ultime représentation ?

J’ai travaillé dans les répétitions de mise en scène, ce qui change tout pour ressentir une production et se familiariser avec les voix et comprendre comment elles se sont construites, pour former in fine une rencontre cohérente entre l’interprète et la vision du chef. Les répétitions de mise en scène sont pour moi les moments idéaux pour travailler en synergie avec le plateau. C’est aussi à ce moment-là que  les artistes sont très disponibles pour exprimer ce qui les met à l’aise. J’ai travaillé de cette façon avec le cast de Carmen à Marseille. En tant que chef, il faut avoir une connaissance des voix pour faire naitre le meilleur instant musical. Le travail que j’ai fait avec les chanteurs à la Scala m’aide à connaitre rapidement une voix et ce qu’elle peut donner le mieux. Parfois, prendre un tempo un petit peu plus vite, aide à chanter mieux. C’est fou comme le moindre ajustement peut tout changer, et pour cela il faut continuellement être à l’écoute de comment sonne la voix avec l’orchestre. Le chef doit aller vers les chanteurs, et l’orchestre doit les soutenir dans leurs points forts, jamais dans leurs points faibles.  Il faut savoir cerner leurs forces et conforter les chanteurs à aller vers cette zone de confort. Il convient de se garder de les mettre en difficultés en accélérant le tempo sans justification ou en jouant fortissimo, et ainsi les insécuriser sur scène. Il faut tenir compte de la typologie des voix et leur donner l’espace nécessaire. Et il convient surtout de respecter la pensée musicale du compositeur, et ce qui est écrit. Quand je suis arrivée à la dernière de Carmen, j’avais précisément toutes les connaissances en mains :  je connaissais les mouvements du plateau, et je connaissais la façon de jouer de l’orchestre. On a donc eu ici une incroyable fusion d’énergie et tout s’est passé comme si d’un coup la musique vivait différemment, parce que tout le monde savait dans quelle direction aller ensemble, d’une seule et même voix. Jean-Louis, qui était dans la salle à Marseille, m’a dit que « l’énergie était bonne » ce qui voulait dire que notre «faire ensemble » du plateau et de la fosse a pu rejoindre le « vivre ensemble » du public, et que la perception que la salle a eu de ce que nous faisions, était une vision cohérente et transversale de la musique sans divergence. Le travail du chef est de s’imposer mais jamais de manière tyrannique, il faut se montrer convaincant dans une version où tout le monde a de l’importance et est écouté, et l’on donne ainsi envie à chacun de venir naturellement vers l’orchestre. Nous n’avons pas donné ici la version de Carmen que j’aurais envie d’enregistrer, mais ce fut une expérience tellement vivante, tellement fusionnelle, qu’à la fin on ne joue pas l’opéra, on le vit pleinement. J’aime beaucoup travailler dans les répétitions de mise en scène, car la musique se construit ici dans l’espace. C’est ce qui fait toute la différence entre enregistrer un opéra et faire un opéra. Quand on enregistre, on n’a jamais les tempi vivants de la musique parce que la personne qui enregistre ne bouge pas. J’ai dirigé Madama Butterfly au Québec et j’ai pris conscience de l’importance que le chef et le metteur soient bien ensemble. J’ai fait remarquer que la couleur de la voix de Cio-Cio San change au fil de l’évolution de Butterfly à l’épreuve des évènements, et du coup le metteur en scène a pris en compte cette remarque dans les attitudes du personnage et donc les répétitions de mise en scène sont également importantes pour le chef pour travailler de concert avec le metteur en scène et les chanteurs sur les rôles et trouver ensemble la vérité des personnages. Et je pense que cette approche donne une dimension supplémentaire au travail d’opéra. Le chef joue avec la couleur des instruments du personnage. Par exemple Pinkerton, il est lieutenant américain, sa couleur est la puissance, je ne ferai donc jamais jouer l’orchestre dolce, je le ferai jouer au centre, et cela change tout. Dans l’opéra, l’orchestre est au service du chant, et c’est cela que j’ai appris dans la tradition italienne. J’aime être au service du personnage et vivre dans la fosse ses sensations et ses émotions. Dans la partie finale de Carmen, les trémolos tellement puissants avec ces crescendos et ces nuances ont été parfaitement restitués par l’orchestre avec de la chair et du sang, celle de Carmen dans laquelle pénètre le couteau de Don José au moment même où ces trémolos sont joués, et cela fait vivre de manière saisissante la scène. Le chef doit aller vers les chanteurs, et l’orchestre doit les soutenir dans leurs points forts, jamais dans leurs points faibles. Il faut savoir cerner leurs forces et conforter les chanteurs à aller vers cette zone de confort. Il faut se garder de les mettre en difficultés en accélérant le tempo sans justification ou en jouant fortissimo, et ainsi les insécuriser sur scène. Il faut toujours tenir compte de la typologie des voix et leur donner l’espace nécessaire. Et il faut également respecter la pensée musicale du compositeur, et ce qui est écrit.

Vous semblez avoir pris beaucoup de plaisir à travailler sur cette Carmen. Avez-vous une affinité particulière avec le répertoire Français ?

Carmen a une place à part dans le répertoire française. C’est une œuvre qui parle au cœur directement. Elle est universelle et intemporelle, elle touche tout le monde, alors comment ne pas l’aimer ?  Toutes les vibrations de la vie sont entièrement contenues dans Carmen ce qui sublime le chant. C’est l’amour la tragédie et la présence des enfants au premier acte célèbre la vie. Les couleurs de l’œuvre sont une expression de la vie, jusqu’à dans ces fameux tremolos dont nous parlions précédemment, qui sont l’ultime sursaut de la vie face à la mort. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir une affinité particulière avec le répertoire français pour aimer Carmen même si pour ma part, j’aime beaucoup la musique française la capacité de vos compositeurs de mettre la musique au service de la couleur, de cette sorte de romantisme qui suscite l’émotion. La musique de Berlioz est à la fois très intellectuelle, mais pétrie de finesse qui élève l’âme. Evidemment en tant qu’italienne, le cœur me porte vers le répertoire italien de l’opéra. Pour le répertoire symphonique, j’ai une prédilection pour Brahms et Bruckner, qui va bien à mon tempérament de feu. J’aime aussi Haydn et Mozart que j’ai spécialement étudié au Mozarteum de Salzburg.

Comment vous préparez-vous à diriger votre premier opéra dans le cadre atypique du théâtre antique d’Orange ?

C’est en effet une expérience exceptionnelle dans laquelle on aura sans nul doute mille choses à régler à commencer par l’acoustique d’un lieu en plein air où il y de surcroit beaucoup de vent. Mais ce sont des choses dont on ne peut pas se soucier avant d’être sur place. J’ai ici la chance d’avoir une superbe distribution avec laquelle il me tarde de créer une réelle synergie de travail. Je crois beaucoup dans le pouvoir unificateur de la musique. Il faut arriver avec une connaissance parfaite de la partition. C’est ma première vraie Carmen dont je serai libre de donner ma propre interprétation. J’ai donc hâte d’y être avec beaucoup de pensées positives sans songer trop aux difficultés liées à l’immensité des lieux, l’acoustique, et les conditions météorologiques que l’on gèrera le cas échéant au fil des circonstances. Il faut faire confiance à la logistique du festival et aux artistes.

Quels sont vos engagements du moment ?

Madama Butterfly à l’opéra de Québec, avec une distribution non italienne avec lequel j’ai travaillé de la même façon que précédemment à Marseille. Et cela se passe très bien, car on joue à guichet fermé. C’est ma première fois en tant que chef d’orchestre mais je me suis déjà produite au Québec en tant que pianiste. Je travaille ici avec un orchestre symphonique. Aux Chorégies, je dirigerai également un orchestre symphonique, celui de Lyon. Pour moi, le défi est de transmettre aux musiciens de l’orchestre la psychologie des personnages afin qu’ils puissent la rendre en musique.

Parmi vos projets futurs, quels sont ceux qui vous tiennent le plus à cœur ?

En fin août, je dois enregistrer un album d’arie mozartien pour ténor pour un label américain, San Francisco Recordings qui m’a remarquée pour ma capacité de travailler avec les chanteurs. Par ailleurs, j’ai beaucoup de projets en France qui m’a accueilli merveilleusement. Je dois dire que je suis très touchée que les maisons d’opéra françaises me fassent confiance en me donnant des engagements que l’on ne m’a jamais offert en Italie. La France est plus ouverte que l’Italie quant aux cheffes femmes. Je suis très heureuse car tous mes engagements français concernent des opéras italiens, Il Barbiere di Seviglia à Tours donc, La Traviata à Marseille, Tosca à Angers, Nantes et Rennes pour 12 représentations. Mon engagement à Tours s’annonce comme une belle expérience. Après avoir été invitée à y diriger Mendelssohn, j’ai été ensuite rappelée pour la direction une symphonie de Brahms et comme cela s’est bien passé, j’ai été nommée cheffe principale invitée. C’est une maison d’opéra que j’aime beaucoup où il règne un excellent climat propice au travail et à la création, où tout le monde a envie de donner le meilleur de lui-même, et c’est souvent dans les petits théâtres paradoxalement, qui n’ont pas forcément de gros moyens, où les musiciens veulent toujours montrer plus sur le plan musical. Outre les opéras, je ferai trois concerts symphoniques dans la saison. Et commencer Puccini avec Madama Buttefly à Québec et Tosca en France est un bonheur, car mon cœur est puccinien. Pour moi, les œuvres de Puccini sont des symphonies avec des voix. L’année prochaine, je devrais être directeur d’un festival musical en Italie, mais je ne peux à ce jour vous en dire plus, dans la mesure où ce n’est pas encore officiel.

Que peut-on vous souhaiter ?

De rester toujours en contact avec moi-même quand je fais de la musique et cultiver ce que le Maestro Barenboïm a décrit comme « la capacité de transformer la tristesse en joie ». Il faut continuellement se questionner et se garder de ses certitudes. Il faut être en accord avec soi-même, avoir une parfaite connaissance de soi, de ses limites, notamment pour les surpasser. Avoir l’humilité de se dire que rien n’est acquis, que chaque jour on doit remettre son ouvrage sur le métier. La musique est en connexion avec l’âme humaine. Chaque jour, elle me fait grandir, et cela a un impact positif sur ma vie. J’ai commencé à la Scala de Milan comme pianiste et j’espère un jour y revenir chef d’orchestre, pas simplement pour le prestige de la Maison, mais parce qu’il est important de travailler dans des lieux ayant une forte tradition.

 

Clelia Cafiero©Cyril Cosson

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