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Aribert Reimann, une vie vécue

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Actualité
15 mars 2024
Le compositeur Aribert Reimann est indéniablement un des esprits les plus généreux de la musique de notre temps, mondialement célèbre et acclamé pour son œuvre lyrique. Il s’est éteint ce 13 mars à l’âge de quatre-vingt-huit ans.

Infos sur l’œuvre

Détails

Reimann naît le 4 mars 1936 à Berlin dans une famille de musiciens. Sa mère, Irmgard Rühle-Reimann, est contraltiste et professeure au conservatoire de Berlin. Son père, Wolfgang Reimann, organiste et chef de chœur, est un éminent représentant du mouvement de renouveau de la musique sacrée protestante. Très vite, le garçon se produit en tant que chanteur et pianiste. À seulement dix ans, il chante dans une production de Celui qui dit oui de Kurt Weill, expérience qui le marque à vie. Il accompagne les étudiants de sa mère, et cette pratique de pianiste lui permettra de collaborer avec les grands chanteurs de son époque, dont notamment Dietrich Fischer-Dieskau à qui il était lié par plus de trente-cinq ans de travail et d’amitié. C’est ainsi qu’il se forge une profonde connaissance de la voix humaine. Son écriture vocale, innovante et virtuose, prend en compte la physionomie de la voix, notamment lorsqu’il compose pour des interprètes en particulier tels que Catherine Gayer, Doris Soffel, Barry McDaniel ou Helga Dernesch.

Malgré ce terreau favorable, les auspices étaient tout sauf heureux. Quand Reimann a trois ans, la guerre éclate et ravage le monde. Son frère aîné est tué dans une frappe aérienne, la famille perd son domicile et se retrouve en cavale pendant de longues semaines. La mort, la destruction et la détresse omniprésentes traumatisent l’enfant et on en retrouve des traces dans ses futures œuvres. Quatre de ses neuf opéras se terminent sur un incendie, pour ne citer qu’un exemple. Reimann garde un souvenir sonore d’un bombardement particulièrement violent. Encore quatre-vingts ans plus tard, il se rappelle que des avions passaient régulièrement au-dessus de la ville, mais cette fois-ci leur bourdonnement était différent, annonçant la catastrophe qui allait se produire. 

Par la suite, Reimann passa toute sa vie à Berlin, ville scindée aux prises avec la guerre froide. C’est entre autres cette sensibilité à l’histoire européenne, vécue de près, qui dote ses opéras d’un aspect profondément humain, et cela malgré leur force dramatique galvanisante. Une chaleur créatrice en émane, tel un refus de céder au désespoir, trait de caractère qui s’observe aussi chez le compositeur à la discipline impressionnante, pour qui le travail est une source vitale. « Si je ne composais pas, je ne saurais pas pourquoi je suis là au juste. » Reimann a toujours gardé une grande empathie pour les marginaux, les fugitifs, l’homme aux abois. 

À partir de 1955, il étudie au conservatoire de Berlin (aujourd’hui UDK) dans les classes d’Ernst Pepping et Heinz Friedrich Hartig (contrepoint et écriture), Otto Rausch (piano) et surtout avec Boris Blacher, son seul et unique maître en matière de composition – abstraction faite de Wolfgang Fortner à qui il se lie d’amitié – dont l’enseignement perspicace mais radical le pousse au bord d’une crise existentielle avant qu’il ne révèle tout son potentiel d’artiste. En 1958, Reimann s’esquive à Vienne pour suivre des cours de musicologie. Il projette de réaliser une thèse de doctorat avant de retourner en Allemagne où les premiers projets de grande envergure ainsi que le début de sa collaboration avec Fischer-Dieskau l’attendent désormais.

Dès les prémisses de son œuvre, il s’avère qu’il est avant tout un lecteur passionné au travail, dont l’expression est intrinsèquement dramatique. Aussi construit-il son univers artistique autour de figures littéraires tutélaires telles qu’August Strindberg, Rainer Maria Rilke ou Paul Celan. Il rencontre ce dernier à Paris en 1957. Le jeune Aribert s’éprend de la culture française, réaction à l’atmosphère parfois étouffante de l’Allemagne d’après-guerre. Pour son premier opéra, il envisage La Machine infernale de Jean Cocteau, auteur qu’il vénère tout particulièrement. « Orphée a bouleversé ma vie » explique-t-il en 2019. Cocteau donne son feu vert, mais le projet ne voit pas le jour, les obstacles financiers du droit d’auteur étant insurmontables. Reimann finit par choisir Le Songe de Strindberg dont l’écriture à la fois diabolique et pleine d’humanité le fascine depuis un séjour de cinq mois en Suède pour soigner une malnutrition lorsqu’il avait treize ans. S’ensuivent Mélusine d’après Yvan Goll et, à l’instigation de Fischer-Dieskau, Lear d’après William Shakespeare. Ce dernier consacre la renommée internationale de Reimann. Véritable phénomène populaire, dépassant de loin les circuits de la musique contemporaine, c’est un des opéras mythiques du XXe siècle, au même titre que Wozzeck d’Alban Berg. Par la suite, il s’empare une deuxième fois du théâtre de Strindberg en écrivant La Sonate des spectres avant de concevoir ce qu’il tient pour son œuvre la plus importante, Troades d’après Euripide dans une adaptation de Franz Werfel. Ce fervent appel contre la guerre et pour la vie, en pleine guerre froide, lui permet finalement de faire face aux traumatismes vécus quarante ans auparavant. S’il continue à exceller dans le domaine lyrique – Le Château (Franz Kafka), La Maison de Bernarda Alba (Federico García Lorca), Médée (Franz Grillparzer) – il convient de ne pas oublier qu’il est aussi l’auteur d’œuvres moins connues telles que les deux ballets sur des arguments de Günther Grass (Prix Nobel de littérature 1999), un Requiem de grande échelle ainsi que de nombreuses pièces orchestrales et concertantes. Sa production de lieder, d’après des poètes aussi divers que Sylvia Plath ou Louise Labé, est sans égal parmi ses contemporains. Son dernier opéra, L’Invisible, un brillant montage de trois pièces de théâtre de Maurice Maeterlinck, composé en français, est une sublime réflexion sur la mort, dédiée à son frère. 

Défendu par des chefs d’orchestre vedettes tels que Daniel Barenboim, Christoph Eschenbach ou Wolfgang Sawallisch, Reimann resta cependant toujours indépendant et discret, menant ses révolutions personnelles avec persévérance. Si l’écriture hybride d’Alban Berg figure parmi ses repères, il ne s’est jamais rallié à l’avant-garde prépondérante tel le sérialisme. L’école polonaise ou Hans-Werner Henze, ami de longue date, étaient plus importants pour lui. Puisqu’il s’intéressait pourtant à tout ce qui avait trait à la création, on trouve des traces de nombreuses techniques d’écriture contemporaines dans ses partitions, métabolisées à sa façon : entre autres la musique micro-tonale, le spectralisme ou des sonorités électroniques synthétisées avec les moyens de l’orchestre. 

© Cyril Duret, ADAGP

En tant que professeur, Reimann dirigeait une classe de lied contemporain, créée spécialement pour lui, d’abord à Hambourg, puis de 1983 à 1998 à Berlin. Il travaillait avec des chanteurs autant qu’avec des pianistes, lançant la carrière de plus d’un interprète. Citons entre autres sa filleule Stella Doufexis ou Claudia Barainsky. S’il n’a jamais enseigné la composition, il donnait de précieux conseils à plusieurs de ses jeunes collègues et soutenait une nouvelle génération de compositeurs faisant preuve d’une attitude positive envers la tradition, dont Wolfgang Rihm est peut-être le représentant le plus illustre. La Fondation Aribert Reimann, rattachée à l’UDK, promeut la composition de lieder contemporains en soutenant des étudiants. Depuis 1988, le Prix Busoni, également fondé par Reimann, est une des plus importantes récompenses pour jeunes compositeurs et compositrices. Le dernier des nombreux prix et décorations que Reimann reçut lui-même, et parmi lesquels figurent par exemple l’ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne, le Prix Ernst von Siemens ou Der Faust, est le prix de la GEMA (Sacem allemande) pour l’ensemble de son œuvre. Visiblement ému, le compositeur pouvait encore assister à sa remise au mois de février.

Aujourd’hui, la musique d’Aribert Reimann est jouée partout au monde. Lear vient d’être donné en création espagnole au Teatro Real de Madrid, suscitant une avalanche de critiques dithyrambiques. Une nouvelle production est actuellement à l’affiche de l’Opéra d’Hanovre. Triste actualité, l’œuvre …oder soll es Tod bedeuten ? (…ou bien un présage de la mort ?), arrangement pour soprano et quatuor à cordes de lieder de Félix Mendelssohn Bartholdy sur des poèmes de Heinrich Heine, avec six intermèdes de Reimann, sera jouée le 24 mars à la Grande Salle de la Radio à Sarrebruck.

La disparition d’Aribert Reimann est une perte immense pour la musique, aussi convient-il de souligner que des artistes aussi singuliers et magistraux sont immortalisés par leurs œuvres intemporelles. Dans le texte autobiographique Une Vie vécue (Erlebtes Leben), le père de Reimann écrit en 1967 : « Mon fils et ses professeurs avaient la ferme volonté qu’il devienne compositeur. Que ce soit aussi la volonté de Dieu ! ». Il fut exaucé.

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