Depuis 1994, la production londonienne de La Traviata aura vu passer avec bonheur des générations de chanteurs. Ici, pas de relecture improbable type Regietheater, ni de faste disproportionné façon Zeffirelli, mais une vision élégante et « réaliste », autant qu’on puisse se permettre l’usage de cet adjectif pour une représentation d’opéra. Au fil des reprises (assurée ici par Andrew Sinclair), le travail de Richard Eyre reste dramatiquement millimétré et juste. Le moindre second rôle sait appuyer un regard au bon moment, esquisser un geste subtil, toujours parfaitement en phase avec la situation dramatique. Cette série affiche cette fois deux jeunes chanteurs particulièrement intéressants. Ancien mannequin (1m80 !), Angel Blue est une des protégées de Plácido Domingo (qui reprenait d’ailleurs le rôle de Germont ce même jour, pour une matinée réservée à la découverte de l’opéra*). Au premier acte, la voix reste un peu précautionneuse, avec un léger vibratello dans le bas medium : l'émotion, peut-être, puisque cette série de Traviata constitue ses débuts in loco. Petit à petit, la jeune artiste de 34 ans prend de l’assurance et chante un bel air final, avec des aigus rayonnants (sans le mi bémol – non écrit – qu’elle offrait à Paris au Théâtre du Ranelagh en 2011), des vocalises appliquées, une belle projection, mais l’ensemble est techniquement un peu « brut de fonderie » et gagnera à être poli avec le temps. On regrettera également une diction un brin pâteuse, seul point commun vocal avec Leontyne Price, à laquelle on la compare un peu sottement. Scéniquement, sa Violetta est plutôt du genre « brave fille » que courtisane de luxe, sympathique plutôt qu’inaccessible, très bonne actrice dans cette perspective. Au deuxième acte, cette approche fonctionne bien, et la tessiture de l’acte est mieux adaptée aux moyens naturels du soprano. Le dernier acte est une réussite. Blue offre une véritable transformation physique et une incarnation remarquable qui feraient presque croire à une soudaine maladie, d’autant que le soprano tousse de façon très crédible, encourageant hélas nombre de spectateurs à en faire autant. Quand elle ouvre la bouche pour la scène de la lettre, on est vite rassuré sur son état de santé : Blue chante très intelligemment, avec beaucoup de musicalité, ses pianissimi sont parfaitement maîtrisés, le haut medium est puissant et rond. Ses souffrances sont davantage perceptibles visuellement que vocalement : il lui manque encore cette sorte d’abandon des grandes interprètes du rôle. On suivra avec intérêt la suite de cette carrière, la jeune artiste devant aborder, à l’occasion du prochain festival d’Aix-en-Provence, et peut-être un peu prématurément compte tenu de ses moyens de soprano lyrique, le périlleux rôle-titre de Tosca.
Benjamin Bernheim a pour lui un timbre argenté, quoique peu caractérisé, une projection très concentrée qui semble viser l’auditeur comme un laser, et une diction impeccable qui rend chaque mot de son Alfredo parfaitement compréhensible. Le chanteur est également d’une grande musicalité et dispose d’une technique excellente qui lui permet par exemple de jouer avec intelligence sur les registres mixte ou de poitrine. Il est dommage que son phrasé ne soit pas au même niveau : combien de phrases précipitées (« iovivokuazinchielo »), de mesures chantées de façon trop métronomique, là ou un chanteur italien laisserait respirer la phrase et donnerait davantage de sens par le simple pouvoir du chant…. Vocalement, mais aussi scéniquement, Bernheim propose une interprétation moins latine que typique du demi-caractère de l’opéra français. Cette approche fait merveille dans la rencontre du premier acte et l’air du second, mais la cabalette (sans contre-ut conclusif, d’ailleurs non écrit) manque de vaillance et laisse le public indifférent. La scène chez Flora est jouée avec la sobriété d’une haine contenue, mais le dernier acte manque de pathos, comme si Alfredo restait en retrait, dépassé par les événements. Le Germont d'Igor Golovatenko manque un peu d’imagination, avec une interprétation peu fouillée et assez monolithique. Vocalement, si le grave est un peu faible, le reste de la tessiture est irréprochable et les aigus superbes. Pour parler jeune : « il envoie du son ». Comme souvent sur cette scène, les seconds rôles sont impeccablement tenus (le Marquis D'Obigny de Jeremy White est en particulier irrésistible). Les chœurs sont excellents.
Initialement, la direction de Paul Wynne Griffiths surprend par un prélude d’une certaine lenteur, mais cette componction n’est qu’apparente et rapidement le chef adopte des tempi qui « collent » idéalement à la partition. Le chef britannique apporte des nuances subtiles, sans jamais d’excès. Griffiths sait par exemple offrir un fortissimo sans accélération (dans la scène chez Flora), varier les couplets de la cabalette de Germont, etc. sans jamais chercher un effet destiné à le mettre en valeur. Son attention aux chanteurs est également remarquable. Après 75 représentations du chef d’œuvre de Verdi, et combien d’autres entendues au travers d’enregistrements, nous avouons notre surprise et notre satisfaction devant cette direction d’une grande probité. L’orchestre est quant à lui irréprochable.
Opéra en 3 actes
Composé par Giuseppe Verdi
Livret de Francesco Maria Piave d’après le roman (1848) et la pièce (1852) La Dame aux camélias d'Alexandre Dumas fils
Créé le 6 mars 1853 à Venise (La Fenice)
Mise en scène
Richard Eyre
Assistant mise en scène
Andrew Sinclair
Chorégraphie
Jane Gibson
Décors
Bob Crowley
Lumières
Jean Kalman
Violetta Valéry
Angel Blue
Flora Bervoix
Hongni Wu
Annina
Gaynor Keeble
Alfredo Germont
Benjamin Bernheim
Giorgio Germont
Igor Golovatenko
Baron Douphol
Germán E Alcántara
Docteur Grenvil
Simon Shibambu
Gastone
Konu Kim
Le Marquis
Jeremy White
Giuseppe
Neil Gillespie
Un messager
Thomas Barnard
Choeurs et Orchestre du Royal Opera
Direction musicale
Paul Wynne Griffiths
Londres, samedi 26 janvier 2019, 19h
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