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Jeremy Eichler : « La puissance de la musique est d’être la présence de l’absence »

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Interview
22 décembre 2025
Jeremy Eicher est l’auteur de L’Echo du temps, un livre qui envisage la Musique comme mémoire de l’Histoire.

Quelle réflexion vous a mené à écrire ce livre* ? 

Un livre a toujours de nombreuses cosmologies. De nombreuses mythologies président à sa naissance. Pour moi, tout part d’un simple fait : comme musicien ou comme critique musical (au Boston Globe, NLDR), j’ai toujours considéré que l’expérience musicale n’est pas statique, mais fait résonner en nous des échos du passé. Avec la musique, comme le disait Charles Rosen, avec la musique nous sommes « à l’intérieur du message ». Nous sommes loin de l’expérience viscérale et encore plus loin de l’expérience mondaine. Je me suis dit qu’il me faudrait partager cette perception de la musique, y amener des lecteurs. Mais évidemment, la question s’est posée aussitôt : quel est le monde que représente la musique ? Si elle véhicule une mémoire, quelle est cette mémoire ? Pour y répondre, j’ai repris des études d’histoire moderne, afin de me doter des outils d’analyse historique qui me permettraient d’aller au bout de mon projet. Je suis allé jusqu’à la thèse (The Emancipation of Memory: Arnold Schoenberg and the Creation of ‘A Survivor from Warsaw ‘, Columbia University, 2015 – NDLR). J’ai ensuite tenté de combiner les outils de l’historien et la perspective de l’écrivain afin d’atteindre un public plus large.

Quel a été le processus de l’écriture de ce livre ?

Lorsque vous partez d’ici et maintenant et que vous voulez expliquer la substance historique d’une musique donnée, vous devez faire un pas en arrière. Et ce pas en arrière appelle un autre pas en arrière. Sans vous en rendre compte, vous finissez par développer un récit considérable, et par poser par exemple cette question qui m’a toujours hanté : comme la même culture a-t-elle pu à cent ans de distance, dans le même lieu, produire Goethe et Buchenwald ? A partir de là, il faut assembler les faits, les combiner. J’aurais pu le faire de manière universitaire, mais je voulais y introduire non seulement des arguments, mais des images, comme le tronc de l’arbre de Goethe au cœur du camp de Buchenwald, et ainsi déployer une tapisserie de récits, réaliser un travail qui ne serait pas seulement intellectuel, mais émotionnel – le cerveau est aussi un organe qui ressent.

Ce livre est aussi un parcours. Vous vous êtes rendu sur les lieux dont parle la musique que vous avez choisie. Pourquoi ?

J’ai toujours été très sensible au pouvoir des lieux. Les lieux ont leur propre façon de nous faire comprendre les choses. Il y a une polyphonie de la mémoire. Coventry, Babi Yar, Buchenwald sont des lieux qu’il m’a fallu visiter pour écrire de manière aussi authentique que possible. J’ai tenté de ne pas mettre trop de moi-même dans la description de ces lieux, mais d’éveiller par l’écriture la sensibilité du lecteur aux restes du passé. Je pense par exemple à ce lac, le Walchensee, en Bavière, où un avion britannique s’est abîmé quelques instants après avoir bombardé Munich : tout l’équipage est mort. On a cherché dans les années Cinquante à extraire les corps, mais tous n’ont pas pu l’être. Ainsi, aujourd’hui, ce lac devenu un lieu de loisir où on nage, où on fait de la voile, recèle dans ses tréfonds la carcasse de cet avion et quelques-uns des aviateurs – et plus personne ne s’en souvient, mais la musique, elle, nous le rappelle. Elle est cette profondeur sous la surface.

Nombre de lieux que vous visitez sont vides : Buchenwald est désert, Babi Yar n’existe plus, la cathédrale de Coventry est méconnaissable, le mémorial de la Shoah à New York n’a pas reçu son monument, etc.

La puissance de la musique est d’être la présence de l’absence. Nous nous rendons sur ces lieux et nous voyons ce qui est là et ce qui n’est pas là. Mais la musique convoque ce qui est absent, rétablit la connexion. Car c’est le paradoxe de notre temps que nous autant d’information à disposition et soyons cependant si déconnectés des affects du passé : la musique nous y rattache en profondeur et nous les comprenons mieux que par d’autres médiums. Mon inspiration ici est évidemment W.G. Sebald, écrivain qui a cherché dans l’architecture le script secret de l’Histoire et de la mémoire. Mais le plus « sébaldien » de tous les arts est indubitablement la musique.

On sent chez vous un profond malaise quand vous visitez la villa de Richard Strauss.

Oui, c’est en somme l’endroit le plus compliqué. Je m’y suis rendu comme un historien en quête de clarification. Mais le passé continue d’y être caché. La famille m’a refusé l’accès aux archives de guerre et la plus grande partie de son legs est entre des mains privées qui en refusent l’exploitation. Mais ce qui aurait pu permettre de reconstruire l’Histoire d’une manière positive n’est pas accessible. Par exemple, il y a cet épisode où Strauss se rend au camp de Terezin pour faire libérer la grand-mère de sa belle-fille ; mais les gardes du camp l’éconduisent. Hé bien, dans une vie comme celle de Strauss qui est documentée minute par minute, rien ne prouve l’existence de cet épisode célèbre – et à mettre à l’actif du compositeur. Dans cette villa saturée de la présence du compositeur, sorte de simulacre d’un voyage dans le temps, ce silence demeure. On voit la table d’où il écrivait ses lettres à Hitler ou Goebbels, mais le sens de Métamorphoses, qu’il écrivit là, reste caché. Comme disait Schoenberg, la musique est cet art qui permet de confesser son cœur tout en gardant ses secrets. La maison de Strauss recèle plusieurs couches de secret sous l’évidence de la présence. C’est ce malaise que j’ai partagé.

Votre livre repose sur l’idée que la musique, loin d’être pure forme, parle, discourt.

Oui, mon livre prend le parti de conférer à la musique cette puissance-là, mais je ne tiens nullement que ce soit là l’unique manière d’écouter de la musique. Je crois qu’il y a deux manières de se tromper quand on écoute de la musique : en étant trop littéral (en assignant à la musique une intention verbale) et en refusant de lui reconnaître le moindre sens. Comme disait Thomas Mann, c’est un ineffable qui parle. L’histoire de la musique est une vaste archive d’émotions, et un contact avec les temps qui nous ont précédé – pas seulement avec les tragédies, mais aussi avec ce que Benjamin appelait les « étincelles d’espérance du passé ».

Quelles ont été les réactions à votre livre en Allemagne ?

Elles ont été très émouvantes pour moi. Une des recensions a dit que même au pays de Beethoven on n’avait plus cette approche humaniste de la musique. J’ai fait ma première lecture dans une vieille librairie de Berlin, et j’étais interrogé par un journaliste qui devait avoir dans les quatre-vingts ans. A un moment, il me dit que la librairie où nous sommes avait comme propriétaire à l’époque nazie un homme qui avait refusé de se débarrasser des ouvrages interdits par les Nazis ; il les avait déposés dans sa cave et fait circuler auprès des clients de confiance. J’ai demandé ce qu’était devenue cette cave.  Alors, derrière la caisse, on a soulevé un tapis qui dissimulait une trappe. Et sous cette trappe se trouvait la cave, toujours pleine des livres interdits des années 30-40. J’y vois une métaphore puissance de ce passé qui toujours se cache sous nos pas.

Propos recueillis le 18 décembre 2025

* Jeremy Eichler, L'Echo du temps, Belles-Lettres 2025.

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