Une actualité double pour la soprano albanaise, alors qu’Opéra Rara vient de publier deux albums consacrés aux mélodies de Donizetti, l’un en français, l’autre en italien.
La traviata sera retransmise en direct au cinéma le 14 janvier prochain. Combien de fois avez-vous incarné Violetta sur scène ?
Je ne compte plus ! Je dirais environ trois cents fois, mais chaque représentation est un nouveau défi. Avec l’expérience, je me sens plus libre techniquement, mais l’émotion reste toujours intense. Cette fois, les caméras vont capter le moindre frisson : c’est un défi supplémentaire.
Vous avez annoncé plusieurs fois vos adieux au rôle. Est-ce enfin votre dernier Violetta ?
Je l’ai dit, mais je n’ai pas encore réussi à lui dire au revoir. Ce ne sont pas mes adieux, mais mes dernières représentations. Après Londres, je la chanterai encore au MET à New York et à Rome en 2026. J’ai donné tout mon cœur à ce personnage, mais il faut savoir, avec l’âge, être raisonnable et savoir s’arrêter.
Cela signifie-t-il que vous ne chanterez plus jamais Violetta en France ?
Il ne faut jamais dire jamais ! J’ai fait mes débuts dans ce rôle à l’Opéra de Marseille, et l’accueil du public y reste gravé dans ma mémoire. Puis il y a eu Orange, Paris, Montpellier… Si l’occasion se présente, je reviendrai avec plaisir.
La traviata a-t-elle selon vous une part de culture française, malgré ses racines italiennes ?
Oui. L’âme de l’opéra est italienne, mais son élégance et sa grâce sont françaises. Verdi a capté l’esprit de La Dame aux camélias : la souffrance de Violetta y est toujours teintée de raffinement et de subtilité.
Votre propre expérience nourrit-elle votre interprétation ?
Absolument. J’ai quitté l’Albanie très jeune pour réaliser mon rêve, et cette séparation reste en moi. La nostalgie, la mémoire, l’exil : tout cela ressurgit naturellement sur scène. C’est une émotion universelle, partagée par tous.
Avez-vous un rituel avant de monter sur scène ?
J’arrive tôt, deux ou trois heures avant la représentation, je révise la partition et répète encore, et encore. Même après des centaines de représentations, je me sens toujours reconnaissante de chanter ce rôle. C’était mon rêve de jeune fille, et on ne quitte pas un rêve si facilement. Violetta m’enseignera toujours sur l’amour, le sacrifice et la vérité.
Comment votre voix a-t-elle évolué au fil de toutes ces incarnations ?
Je n’ai plus vingt ans. Mon timbre s’est enrichi, ma voix est moins agile qu’autrefois, mais elle a gagné en profondeur. J’ai suivi le vérisme, puis je reviens au bel canto, par exemple avec Maria Stuarda de Donizetti. J’ai toujours accepté ma voix telle qu’elle est.
On conseille aux jeunes chanteuses de ne pas aborder Violetta trop tôt. Qu’en pensez-vous ?
C’est très personnel et dépend de la technique et de la maturité. Callas disait qu’il fallait trois voix différentes pour chanter La Traviata. Il faut savoir passer d’une émotion à l’autre, avoir un corps solide et une technique sûre. Nous sommes à chaque représentation des gladiateurs qui rentrons dans l’arène, mais ce qui fait la différence, c’est l’intention et l’émotion que l’on y met.
Avez-vous imposé une discipline stricte pour préserver votre voix ?
Il n’y a pas le choix. Ces deux petites cordes vocales portent tout le rôle. Il faut en prendre soin et imposer à son corps une discipline rigoureuse. Plutôt qu’une discipline, c’est une méditation quotidienne. Être chanteuse d’opéra est un long voyage spirituel, un métier solitaire, exigeant, mais profondément gratifiant.
Vous avez enregistré des albums de mélodies françaises et italiennes de Donizetti pour Opéra Rara. Sommes-nous proche ou loin de Verdi ?
La traviata de Verdi exige une endurance belcantiste. Dans ces enregistrements, la voix est seule, soutenue par le piano, dans l’intimité la plus pure. Chaque mot compte, et cela m’a appris à chanter avec précision et délicatesse. J’ai appris une quarantaine de mélodies et je recommande vivement cette formation à toutes les jeunes chanteuses.
Vous orienterez-vous davantage vers le bel canto dans les années à venir ?
Oui, c’est un retour naturel. Je reviens vers Donizetti et je compte explorer Bellini prochainement. C’est un chemin que j’ai toujours voulu suivre.
Vous venez d’enregistrer et de chanter à Londres La rondine dans sa version finale de 1921 présentée par Opera Rara. Que vous a-t-elle apporté ?
J’ai eu la chance d’interpréter les trois versions existantes. La première est lumineuse ; les deux autres sont plus sombres et reflètent le désir de Puccini de dramatiser l’histoire. La version finale de 1921 que nous venons de donner et jamais entendue du vivant du compositeur, révèle une tristesse inattendue. Cela m’a permis de découvrir un autre visage de Puccini, comme une porte secrète ouverte sur son âme.
Propos recueillis par Edouard Brane le 10 décembre 2025
