Sommes-nous les derniers romains avant la chute de Rome, les dieux du crépuscule wagnérien, les ultimes rejetons d’une race en voie de disparition dansant sur le volcan de nos illusions ? 2025 nous a envoyé de nouveaux signaux alarmants sur l’état de santé de l’opéra et, en même temps, quelques raisons de garder confiance
- Création : pourquoi, pour qui ?
Deux créations ont dominé le récit critique de 2025.
En février, Festen de Mark-Anthony Turnage au Royal Opera House de Londres. L’œuvre bénéficie d’un dispositif de communication massif, d’une couverture internationale immédiate et, dès l’automne, d’une distinction aux International Opera Awards. Puis en mars 2025, We Are The Lucky Ones de Philip Venables à l’Opéra national des Pays-Bas, conçu explicitement comme un laboratoire de visibilité pour la création contemporaine.
Qui en a-entendu parler ? La presse spécialisée francophone, à commencer par forumopera.com, a peu fait cas de ces deux nouveaux prétendants à un répertoire résolument tourné vers le passé.
« L’opéra ne peut pas stagner, il ne peut pas se reposer sur ses lauriers. Il ne peut pas se contenter de reprendre le répertoire d’avant. Il doit avancer, comme le cinéma et les arts visuels. », énonce Peter Gelb, le directeur du Metropolitan Opera de New York, sur France Musique au mois de juin. Certes mais avancer dans quelle direction s’il veut éveiller, et surtout retenir, l’attention du public, alors que les médias eux-mêmes manifestent peu d’intérêt pour la création lyrique ? A qui la faute ?
- Mise en scène : le refus du rêve
Dans Festen, la violence sexuelle et la domination familiale ne sont ni symbolisées ni déplacées : elles sont exposées comme telles, dans un cadre quasi naturaliste. À La Scala de Milan, en décembre 2025, Lady Macbeth de Mtsensk est proposée dans une lecture qui insiste explicitement sur la brutalité sociale et institutionnelle, loin de l’esthétique du scandale qui a longtemps accompagné l’œuvre. À Nice, en octobre 2025, Satyagraha de Philip Glass est donné pour la première fois en France dans une mise en scène qui assume explicitement les résonances contemporaines du pacifisme politique, dans un contexte international tendu. A Paris, le Ring mis en scène par Calixto Bieito se déroule sur fond d’intelligence artificielle et de catastrophes naturelles.
« Nous voulons exprimer notre opinion par nos choix artistiques, pour commenter la situation d’aujourd’hui », professe Peter Gelb, toujours sur France Musique. Un metteur en scène se doit d’avoir des idées, d’apporter un nouvel éclairage à une œuvre qui souvent n’en demande pas tant. L’actualité dans sa violente nudité s’invite sur scène pour enseigner, instruire, éveiller les consciences. S’il est important que l’opéra s’adresse à notre intelligence, lui faut-il pour autant négliger notre psyché ? Sa vocation première n’était-elle pas de distraire, de susciter des émotions, de nous offrir ce qui rend justement le quotidien moins difficile, au lieu d’en surligner les cruelles difficultés : la part du rêve.
Rares pourtant sont les lectures scéniques susceptibles d’enchanter, par leur simple beauté si ce n’est leur aptitude à la transcendance. « Pourquoi me réveiller ? » chante Werther. Telle est la question.
- Sobriété écologique et économique : le passage obligé
De plus en plus, les grandes maisons européennes se soumettent aux impératifs budgétaires et environnementaux. Impossible d’y échapper – heureusement a-t-on envie d’ajouter. Des dispositifs scéniques minimaux, parfois explicitement présentés comme des choix dramaturgiques, sont facteurs d’économie. La recyclabilité appartient désormais au vocabulaire courant des théâtres lyriques, signe d’un déplacement du regard porté sur la production artistique et ses conditions matérielles.
Les maisons d’opéra, elles-mêmes, doivent répondre à des exigences énergétiques, normatives et sécuritaires inconnues lors de leur édification. On ne compte plus de par le monde le nombre de chantiers en cours ou à venir : Stockholm, Toulon, Metz, Strasbourg, Tours, et à Paris, la Salle Favart fermée pour travaux de juin 2026 à septembre 2027, Garnier et Bastille engagés dans un plan de rénovation majeur baptisé « Nouvelle ère, nouvel air » impliquant de très importants travaux sur les bâtiments historiques et leurs installations scéniques. « Nouvel air », soit mais « nouvelle ère », à l’heure où le genre opéra, jugé dispendieux et élitiste, devient variable d’ajustement, voilà qui est plus inquiétant.
- Les Voix : la seule valeur sûre
Restent au firmament les Voix, avec un grand V, au féminin comme au masculin, seules capables de dissiper les cumulonimbus obscurcissant l’azur lyrique. La liste est longue ; l’exhaustivité impossible. Chacun fleurira ses autels. Les nôtres cette année ont pour nom Karine Deshayes belcantiste accomplie dans Norma à Bordeaux et Toulouse, puis Semiramide à Rouen et Paris, Marina Rebeka, soprano paradoxale couronnée de notre premier trophée « une vie sur scène » à l’issue de Don Carlos à Paris , avant de triompher à Séville dans Lucrezia Borgia ; Asmik Grigorian couverte de roses dans Il trittico de Puccini par un public ému aux larmes. Et Lawrence Brownlee, et Anastasia Bartoli chauffant à blanc Zelmira à Pesaro, Vasalisa Berzhanskaya sur le fil dans la Messa per Rossini, Etienne Dupuis pour son premier Simon Boccanegra à Berlin, Benjamin Bernheim au pied du mur dans Werther au Théâtre des Champs-Elysées, Stanislas de Barbeyrac, Siegmund héroïque dans Die Walküre, Julien Dran dans la cour des grands Faust ou encore, parmi les ténors, Xabier Anduaga dans un récital choc à Séville.
Preuve de l’attraction vitale exercée par la voix, Tosca en fin d’année à l’Opéra de Paris dans une double distribution en forme de constellation stellaire (Saioa Hernández entourée de Roberto Alagna et Alexei Markov, puis de Jonas Kaufmann et de Ludovic Tézier), a pulvérisé tous nos records d’audience. Ce que lecteur veut…
- Annulations et remplacement : heurs et malheurs de l’imprévu
En 2025, comme chaque année, plusieurs productions majeures ont connu des changements de distribution, tardifs ou au contraire annoncés très à l’avance. Telle est la loi du genre – dura lex, sed lex. Des engagements conclus plusieurs années à l’avance ne peuvent garantir qu’au moment de la représentation l’artiste sera en mesure d’honorer son contrat, tant des aléas vocaux, physiques ou personnels sont susceptibles intervenir jusqu’à la dernière minute sur une carrière construite dans le long temps.
Parfois, c’est heureux pour le remplaçant – Le nom de Sahy Ratia bénéficie d’une plus large audience depuis que le jeune ténor malgache s’est substitué à Lawrence Brownlee dans le rôle-titre de Robinson Crusoé cet automne au Théâtre des Champs-Elysées. Parfois, c’est malheureux pour le public – la série des innombrables Wotan à l’Opéra national de Paris, de L’Or du Rhin* jusqu’à Siegfried dernièrement, a contribué à aggraver le naufrage d’une production dont on redoute les deux derniers épisodes en 2026.
Ne faudrait-il pas remettre en question le système ? À force de programmer à très long terme, l’opéra s’expose à transformer l’exception en règle. L’imprévu ne fait alors plus figure d’accident – heureux ou malheureux –, mais devient l’un des acteurs principaux de saisons construites sur des promesses que ni les voix ni le temps ne peuvent toujours tenir.
* Ludovic Tézier remplacé par Iain Paterson lui-même remplacé ensuite par Nicholas Brownlee, John Lundgren, Derek Welton ainsi que partiellement par Brian Mulligan
Tamara Wilson (Brunnhilde) et Christopher Maltman (Wotan) dans Die Walküre à l'Opéra national de Paris © Herwig Prammer / OnP
- Disque : les grands labels en voie d’extinction, les petits à la rescousse
Les plus anciens d’entre nous se souviennent de ces noms dont l’écho résonnait comme une formule magique : Decca, Deutsche Grammophon, EMI, Pathé-Marconi, Philips, CBS… Autant de sésames pour explorer le monde merveilleux de l’opéra enregistré, autant de trésors dispensés par des labels prospères au catalogue généreux dans lequel le lyricomane puisait allègrement. Vendus, démantelés, absorbés par des majors internationales dont la seule logique est commerciale, ces labels ont cessé d’être des maisons de pensée musicale pour devenir des marques patrimoniales. Leur âge d’or, fondé sur le temps long, le risque et la construction du répertoire, s’est dissous dans les logiques industrielles du streaming et de l’événement. Leur production lyrique s’est limitée cette année à la portion congrue : un récital à droite à gauche par l’un des rares artistes capables de ratisser large dans un répertoire souvent décloisonné, à la marge de l’opéra. En fin d’année, la nomination à un poste honorifique d’Alain Lanceron, jusqu’alors directeur de Warner Classics et Erato, et son remplacement par David Bither à la tête d’une division classique élargie, est un signal qui ne trompe pas : le temps des colosses est révolu.
Mais le disque lyrique n’est pas mort ; notre rubrique dédiée en témoigne. Une myriade de petits labels ont pris le relais ; leur ambition force l’admiration. Car, là où les majors se contentent désormais de formats prudents, ces petites maisons s’autorisent des choix éditoriaux audacieux, allant d’opéras peu fréquentés aux piliers du répertoire : de L’Ancêtre de Saint-Saens à Idomeneo pour ne citer que deux exemples. Leur vitalité est telle qu’énumérer leurs publications en 2025 serait exercice fastidieux. Mais, un peu au hasard, comment ne pas mentionner Alpha Classics avec ses Divas d’Offenbach et Castor et Pollux dans sa version de 1737 ; Bru Zane Label avec rien moins que quatre intégrales en 2025 (L’Ancêtre donc et Grisélidis, Le Roi d’Ys, Psyché) ; Château Versailles Spectacles avec en 2025, un catalogue enrichi d’une dizaine de titres en 2025 ; Harmonia Mundi bien sûr ; ou encore Prima Classic, le label de Marina Rebeka.
Les géants se sont effacés ; les bâtisseurs demeurent.
- Programmation : la tentation du reniement
2025 a vu de nouveaux bastions lyriques s’affaisser sous la pression conjuguée de la rentabilité économique et d’une idéologie mortifère qui, sous prétexte d’élitisme, entend diluer la vocation des maisons d’opéra dans des programmations éloignées du genre qu’elles sont censées défendre. Le nivellement par le bas, s’inquiètent certains. Ils n’ont pas tort.
La tendance amorcée dans plusieurs grandes villes françaises se confirme. Les Chorégies d’Orange, un des plus anciens festivals d’art lyrique au monde, se réduira l’année prochaine à une seule Traviata, qui plus est mise en espace. L’opéra, voulu comme art total, peut-il être rayé de la carte ? Peut-il sans se dévoyer accepter d’être mis à toutes les sauces : versions de concert, réductions chambristes, formats de poche. Le genre allégé n’est pas une alternative, mais un substitut. Que disent les œnophiles d’un champagne sans alcool et les gastronomes d’un beurre dégraissé ? À force de vouloir rendre l’opéra acceptable selon des critères discutables, on risque de le rendre méconnaissable, et donc méconnu.
- Disparitions – la volonté de mémoire
Un art fort de quatre siècles de pratique entretient le culte de la mémoire. Tout regard porté sur une année qui s’achève ne saurait omettre nos chers disparus. Au fil des mois, leur nom a ponctué nos pages — non comme des points finaux, mais à la manière suspensive de tirets quadratins. Car un chanteur ne meurt jamais tout à fait. Son art ne perdure plus dans le seul souvenir écrit, ainsi qu’il en va pour les grands artistes d’autrefois ; il continue de vivre à travers l’image et le son. Ces traces prolongent la présence et rappellent que la disparition physique n’éteint ni la voix, ni l’émotion qu’elle a su transmettre.
La mort est hélas grande faucheuse. Là aussi, l’énumération serait fastidieuse, en plus d’être sinistre. Deux noms nous semblent cependant incontournables : Robert Massard, le baryton dont nous célébrions le centième anniversaire le 15 août dernier, le dernier Empereur du chant français, disparu il y a peu de jours ; et Béatrice Uria-Monzon dont le départ prématuré cet été nous a tous bouleversés. Pour se remémorer celle qui fut la Carmen de sa génération – entre autres –, on lira et relira la « dernière lettre à Béatrice » d’Alain Duault – un témoignage en forme d’hommage, sincère et beau.
9. Politique : le soleil se lève au sud
A l’ouest, rien de nouveau. A l’est des voix, coréennes pour l’essentiel, stimulées par une culture endémique du chant, à travers la pratique intensive du karaoké notamment. Et au sud ? Depuis quelques années, une réelle dynamique est enclenchée. Le succès du Concours international des Grandes Voix d’Opéra d’Afrique en est une preuve éloquente. Ce rendez-vous, désormais établi dans le paysage lyrique, se distingue chaque année par une exigence et une qualité accrues. 2026 en marquera la cinquième édition. Sa première lauréate, Adriana Bignagni Lesca, poursuit une carrière remarquée, sur la scène de l’Opéra de Tours actuellement dans Orphée aux Enfers. Autre concours en faveur de la diversité : Les Voix des Outre-mer avec, parmi ses artistes phares, Marie-Laure Garnier ou Axelle Saint-Cirel, choisie pour chanter La Marseillaise lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques à Paris.
Ce vivier de voix afro-descendantes trouve sa source première en Afrique du Sud, où le chant choral, encouragé dès l’enfance dans les églises, s’articule à une adéquation physique et éducative — « Yes, shout ! » lancent les parents à leurs bambins turbulents alors qu’en Europe prévaut l’injonction de se taire. Porté par l’exemple de Pretty Yende, l’opéra y est perçu comme un véritable levier d’ascension financière et sociale, à l’image du football dans nos quartiers.
À rebours de la tentation qui consiste à vouloir démocratiser l’opéra en le travestissant, ou pire, en le boutant hors de ses murs, cette émergence des voix d’Afrique – et au-delà – montre qu’il est possible d’élargir le genre sans le dévoyer. Et si l’art lyrique, au lieu d’être stigmatisé comme élitiste, était enfin reconnu par nos responsables politiques comme un facteur de développement et d’intégration ? Il est malheureusement à craindre que le plan de généralisation des chorales dans les écoles, collèges et lycées de France, lancé en 2019 à grand renfort de communication, ne se soit depuis consumé dans la litanie des gouvernements – pas moins de sept en cinq ans. Absente des discours, jugée – à tort – éloignée des préoccupations actuelles, la culture reste la grande perdante de l’instabilité politique en France. A quand le sursaut ?
10. Sous les nuages, l’opéra
Le chien aboie, la caravane passe. Malgré cet amoncellement de nuages, en dépit des prédictions pessimistes, des chiffres alarmants, des arbitrages néfastes, les théâtres ont ouvert, les rideaux se sont levés, les orchestres ont joué, les artistes ont chanté. Ce constat n’efface pas les tensions mais il rassure. Il ne s’agit plus de savoir si le genre survivra – sa résilience est avérée – mais sous quelle forme, à quel prix et avec quel degré de lucidité. Les réponses viendront en leur temps. L’année 2026 nous promet encore quelques désillusions mais aussi de belles secousses esthétiques et d’indispensables émotions. Longue vie à l’opéra !
Tamara Wilson (Brunnhilde) et Christopher Maltman (Wotan) dans Die Walküre à l'Opéra national de Paris © Herwig Prammer / OnP