Dans quelle situation avez-vous trouvé le Teatro Regio à votre arrivée en 2022 et quelles actions avez-vous entreprises pour le transformer ?
À mon arrivée en juin 2022, le théâtre sortait d’une grave crise financière ayant nécessité la nomination d’un commissaire du gouvernement chargé d’assainir les comptes et de définir un plan de redressement. La situation financière était désormais assainie : une partie importante de la dette avait été remboursée, en partie grâce aux effets du Covid puisqu’aucunes productions ne pouvaient être jouées et aux mesures du commissaire. En décembre 2022, nous avons obtenu un prêt de 25 millions d’euros, remboursable sur 30 ans, permettant de solder complètement la dette. Mon rôle était alors de relancer l’activité du théâtre, interrompue par la crise sanitaire, et de redéfinir un modèle d’exploitation et une proposition artistique ambitieuse, compatibles avec une structure réorganisée avec moins de personnel. Cela impliquait de réviser l’organisation interne, de reconstruire des mécanismes opérationnels perturbés et de produire rapidement une nouvelle programmation. A mon arrivée, la saison n’était programmée que jusqu’en décembre 2022… Nous avons donc élaboré une première programmation de janvier à juillet 2023, avant de reprendre le calendrier habituel de septembre à juillet. J’ai nommé un nouveau directeur artistique et nous avons travaillé ensemble à définir l’identité artistique du théâtre. La saison 2023‑2024 a été fortement centrée sur Puccini, en lien avec le centenaire de sa mort et son attachement particulier à Turin. En ouverture, nous avons choisi La Juive de Halévy, dans une production qui a rencontré un succès critique et public, remportant le prestigieux prix Abbiati (prix de la critique italienne). Nous avons mis en place la saison suivante un ambitieux projet des « Trois Manon », suscitant un large retentissement au-delà de l’Italie et accueillant la conférence Opéra Europa, renforçant la visibilité internationale du théâtre. Ce projet a également valu au théâtre un prix spécial du comité Abbiati pour la qualité artistique et la gestion technique. Parallèlement, nous avons veillé à maintenir l’équilibre financier : les exercices 2022‑2023 et 2023‑2024 se sont clos positivement. Cela ouvre de belles perspectives pour l’avenir. Aujourd’hui, avec un théâtre productif et solide, nous avons une formidable opportunité : proposer une programmation audacieuse, ambitieuse et novatrice.
L’opéra de Turin est-il en train de devenir un véritable carrefour lyrique entre la France et l’Italie ?
Lorsque je suis arrivé à Turin, l’idée d’une programmation tournée vers la France ne faisait pas partie d’un plan initial, elle s’est construite presque par hasard. Une coproduction de La Fille du régiment était déjà en préparation, et pour moi, cette œuvre incarne l’archétype même de l’Opéra-Comique. Elle réunit tous les codes du genre, c’est une réussite complète… et elle a été écrite par un Italien. Cela illustre magnifiquement l’histoire du dialogue artistique entre la France et l’Italie, notamment au XIXᵉ siècle : de nombreux compositeurs italiens venaient travailler en France, et de nombreux opéras italiens s’inspiraient de sujets français. Pensons à Rigoletto, issu de Le Roi s’amuse, ou encore à La Traviata et La Dame aux camélias. En préparant les saisons, nous avons peu à peu perçu un fil conducteur : un abonné nous a même fait remarquer que presque chaque titre de la saison 2024-2025 entretenait un lien avec la France. C’est évidemment vrai pour Hamlet, immense succès français, pour André Chénier, ou L’Elixir d’amour, qui puise dans l’œuvre d’Eugène Scribe. Ce choix s’est imposé naturellement, presque comme une évidence, révélant une proximité culturelle forte entre nos deux pays. En tirant les fils de la programmation, j’ai perçu qu’il y avait une cohérence profonde, une manière de relier chaque choix à cette idée d’échange culturel. Turin, ville historiquement proche de la France, bénéficie d’une identité particulière. Beaucoup de Français y viennent, beaucoup de Turinois parlent français, héritage d’une histoire commune, notamment avec la Maison de Savoie dont le siège fut à Turin. C’est une ville qui incarne un carrefour culturel, où l’Italie dialogue naturellement avec l’Europe. Au Teatro Regio, je souhaite nourrir cette ouverture : proposer une programmation qui affirme notre identité italienne tout en restant tournée vers l’Europe, et particulièrement vers la France. En tant qu’européen ayant travaillé en Belgique, en France et passé une année d’étude en Autriche, je trouve essentiel de donner à notre théâtre cette visibilité européenne, de traduire en programmation cette richesse d’échanges qui définit l’opéra. Pour moi, c’est plus qu’une direction artistique : c’est un projet de fond, un hommage à cette histoire partagée, et une façon de montrer que les cultures se répondent, s’enrichissent mutuellement, pour offrir au public une expérience lyrique vivante et profondément humaine.
Pourquoi avoir choisi Francesca da Rimini pour ouvrir votre nouvelle saison 2025/2026 ?
Lorsque je suis arrivé à Turin, j’avais pleinement conscient d’intégrer un théâtre à l’histoire exceptionnelle. Créé en 1740, à une époque où l’Italie telle que nous la connaissons n’existait pas encore, le Regio de Turin est historiquement le premier théâtre du nord du pays (Naples ayant été le premier au sud). Quelques années seulement avant l’ouverture du Regio, aucun théâtre de cette envergure n’existait dans cette région. Ce lieu possède une mémoire prestigieuse : on y parle encore de créations comme Manon Lescaut ou La Bohème, de chefs-d’œuvre dirigés par Toscanini… c’est un théâtre chargé d’histoire. Mon arrivée en tant que surintendant, mon premier poste de direction, m’a naturellement poussé à aborder cette responsabilité avec modestie. Pour moi, il est essentiel de savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. Mon projet s’est donc construit autour de cette idée : s’inscrire dans la grande tradition du théâtre tout en proposant quelque chose d’original, fidèle à son ADN. Le Regio fut le premier à accueillir Salomé de Richard Strauss en 1906, dirigée par Strauss lui-même. En 1914, c’était la création de Francesca da Rimini de Zandonai. Entre la création de Manon Lescaut en 1893 et celle de Francesca, on assiste à une période d’environ vingt années considérées comme un âge d’or de l’opéra, à partir de 1893 avec Manon Lescaut. Nous avions aussi à cœur d’ouvrir la saison avec une œuvre moins souvent jouée, afin de redonner vie à des pages oubliées du répertoire lyrique. Aujourd’hui, celui-ci tend à se réduire, les contraintes économiques et la nécessité d’attirer un large public amenant souvent à privilégier les œuvres les plus connues. Programmer Francesca da Rimini est une manière de donner une identité originale au théâtre, tout en diversifiant son offre. Il y a également une dimension européenne forte dans ce choix. Zandonai n’appartient pas uniquement au patrimoine italien : il se situe à la croisée des mondes italiens et autrichiens, puisant dans ces influences. Par goût personnel, il a composé une œuvre profondément italienne, inspirée par La Divine Comédie de Dante et mise en scène à travers le livret de Gabriele D’Annunzio, tout en intégrant une richesse européenne. On retrouve dans sa musique l’héritage de Mascagni, mais aussi l’influence de Wagner, Strauss, Debussy ou Ravel. Ce mélange fait écho à la vocation du Regio : affirmer sa propre identité tout en s’ouvrant à une dimension européenne. Ainsi, au-delà de la simple programmation, Francesca da Rimini est une œuvre qui résonne à plusieurs niveaux, historique, artistique et culturel, et qui s’inscrit pleinement dans le projet du théâtre.

Vous évoquez souvent l’importance de donner leur chance à de jeunes talents pour vos mises en scène. Comment cela se traduit-il dans votre programmation ?
La saison dernière et cette saison, nous avons accueilli deux metteurs en scène italiens de la génération montante. Le premier, Daniele Menghini, a signé L’Elixir d’amour, un spectacle remarquable. Le second, Andrea Bernard, venait de recevoir le prix Abbiati de la meilleure mise en scène pour Don Carlo. J’avais découvert Andrea Bernard en 2018, à Parme, lors d’une conférence d’Opera Europa. À l’époque, Cristiano Sandri, notre directeur artistique, travaillait avec le Festival Verdi. Nous avions vu sa production de La Traviata et évoqué la possibilité de l’inviter. Lorsque Bernard a reçu le prix Abbiati, nous réfléchissions justement à Francesca da Rimini. Son nom est alors revenu naturellement. Ce choix nous a paru original et inattendu. Ce qui me plaît particulièrement, c’est leur capacité à inscrire leur travail dans une tradition profonde tout en proposant une lecture nouvelle. Ce sont des artistes qui explorent les racines d’une œuvre pour en offrir une interprétation singulière. Souvent, l’Italie est perçue comme plus conservatrice dans la mise en scène. Je ne partage pas totalement cette vision. Il existe une ligne spécifique, différente de celle de l’Europe du Nord, qui influence nos programmations, notamment en France. Mais il ne faut pas enfermer l’opéra dans une seule approche. L’avant-garde ne se résume pas aux metteurs en scène allemands ou flamands. Nous cherchons une « troisième voie » : un équilibre entre tradition et innovation. Cela passe aussi par le choix de metteurs en scène qui connaissent profondément la musique. Trop souvent, on invite des metteurs en scène n’ayant qu’une expérience limitée de l’opéra. Or, travailler avec des artistes comme Andrea Bernard, qui ont construit leur carrière dans ce domaine, garantit une cohésion forte entre la mise en scène et la dimension musicale. À ce titre, je trouve particulièrement intéressant de travailler avec des metteurs en scène français comme Arnaud Bernard ou Pierre‑Emmanuel Rousseau. Ce sont des artistes qui ont construit leur carrière dans l’opéra et qui, de ce point de vue, travaillent en très fort lien avec la musique. Cela donne une cohérence artistique précieuse entre la mise en scène et la dimension musicale.
Pouvez-vous nous parler de la nomination de votre nouveau directeur musical, le chef d’orchestre Andrea Battistoni ?
Andrea Battistoni est un chef que je suivais déjà avec intérêt. Dès ma nomination à Turin, je me suis rapproché de lui, convaincu qu’il faisait partie de ces jeunes chefs italiens dont la carrière connaissait un essor remarquable. Nous nous sommes rencontrés en octobre 2022, très tôt dans mon mandat, et cet échange a été immédiatement très positif et enrichissant. Je l’ai invité à diriger un Requiem de Verdi au début de 2023 à Turin. Il l’a conduit de mémoire, sans partition, avec une qualité artistique exceptionnelle. Cela m’a confirmé qu’il était un artiste d’une rare profondeur. Mais je ne voulais pas précipiter la décision. J’ai souhaité donner du temps au processus, en invitant différents chefs aux profils variés afin d’observer les réactions de l’orchestre. L’objectif était que le choix, s’il se confirmait, soit mûri et issu d’un parcours construit ensemble. Ce dialogue s’est instauré progressivement, et il est devenu évident qu’Andrea Battistoni était la personne idéale pour assumer la direction musicale du théâtre. C’est une décision qui me réjouit pleinement. Il possède une qualité artistique remarquable, mais aussi une culture musicale immense. Grand lecteur, il apporte toujours une profonde compréhension de l’arrière-plan et des enjeux de chaque œuvre. Travailler avec lui est un plaisir : il est calme, à l’écoute, attentif, et cette attitude renforce encore son autorité artistique. Ce choix est gagnant pour le théâtre. Andrea Battistoni est un chef encore en pleine ascension, tout en ayant déjà confirmé de nombreuses qualités. Il sait où il se trouve artistiquement et où il souhaite aller. En ce qui concerne son rapport à l’opéra et à la voix, c’est clair : il est principalement chef de lyrique, même s’il dirige également du répertoire symphonique. Mais c’est avant tout un artiste qui connaît intimement l’opéra, ses exigences et ses subtilités, et qui sait travailler avec les voix avec une grande sensibilité.
Le 25 octobre prochain, l’Orchestre de Turin se déplacera à Lyon pour un concert exceptionnel, qu’est-ce qui a motivé ce rapprochement ?
Ce rapprochement est né d’une initiative commune des deux maires. Cette invitation à l’Auditorium de Lyon vise à prolonger ce parcours artistique et humain. C’est pour moi particulièrement émouvant car j’ai un lien fort avec cette ville, où j’ai travaillé neuf ans aux côtés de Serge Dorny. Ces deux villes partagent bien plus qu’une collaboration culturelle : elles partagent un humanisme profond et un esprit entrepreneurial remarquable. Les deux villes sont des cités fluviales, possèdent des collines qui dominent leur paysage, Superga pour Turin, Fourvière pour Lyon, et ont une histoire riche liée au cinéma. Lyon, berceau de l’invention cinématographique par les frères Lumière, a vu Turin devenir la première ville italienne à développer une industrie autour du cinéma. Ces convergences sont fascinantes.
Ressentez-vous une forme de pression de la part du gouvernement en tant que Français dirigeant une institution italienne de dimension nationale ?
J’ai la sensation de disposer d’une grande liberté dans la gestion du théâtre. Je n’ai rencontré aucun problème particulier lié au contexte, contrairement à d’autres établissements. Les retours du ministère sont d’ailleurs plutôt positifs quant à la relance du théâtre. Espérons que cela continue. Ce qui m’interpelle davantage se situe à un niveau plus large, européen. Je ne crois pas que l’art puisse revendiquer aujourd’hui un rôle politique aussi déterminant qu’il l’a été, par exemple avec Verdi, qui a œuvré pour l’unité italienne. En revanche, j’espère que l’art reste un puissant outil de réflexion. Cette saison s’intitule Rouge. Une couleur qui symbolise à la fois le sang, signe de violence, de sacrifice, et la vie, l’énergie vitale qui circule en nous. Tout part de cette idée, et de cette phrase de Lady Macbeth : lorsqu’elle tente de se laver les mains après avoir commis un crime, elle se demande : « Qui pouvait imaginer que ce vieillard avait tant de sang en lui ? » C’est ce double sens du sang, violence et désir, qui a guidé notre saison. Nous avons choisi des œuvres qui explorent ce lien, où le désir incontrôlé conduit parfois à la violence. Nous aurons l’honneur d’accueillir Riccardo Muti en février pour diriger Macbeth. Dans mon texte de présentation, je reprends une phrase d’André Malraux : « Je cherche cette région cruciale de l’âme dans laquelle le mal absolu s’oppose à la fraternité. » L’art, contrairement à une réflexion purement rationnelle, s’interroge sur ces zones profondes de l’âme, au-delà du seul raisonnement. Il nous aide à percevoir ce qui s’active en nous, en croisant désir, émotion et sens critique. Ainsi, la saison s’articule autour de tensions, des désirs qui s’opposent, mais aussi d’une affirmation du désir de vivre et du courage. Le Dialogue des Carmélites incarne parfaitement cette idée : œuvre bouleversante et exceptionnelle, elle sera présentée pour la première fois à Turin. Le hasard veut qu’elle succède à André Chénier, donné la saison dernière. Ce qui est fascinant, c’est que l’accusateur public de Chénier, Fouquier-Tinville, est le même qui fit condamner les Carmélites à Compiègne ! Une coïncidence historique qui enrichit profondément notre approche.
Propos recueillis par Edouard Brane le 6 octobre 2025