En juin dernier, Forum Opéra lançait un concours pour les jeunes critiques musicaux, de 5 à 35 ans, dans deux catégories : « profane » ou « initié ».
Nous remercions les nombreux candidats pour leur participation.
Après vives et cordiales discussions, le jury*, placé sous la présidence de Piotr Kaminski – auteur de 1001 opéras (Fayard), critique retraité de Diapason, invité régulier de La Tribune des critiques de disques sur France Musique et du Cheveu en quatre –, a choisi de récompenser :
- Catégorie « profane » : Guillaume Picard (92600), 24 ans
- Catégorie « initié » : Federico Capoani (01630), 29 ans
Comme annoncé, leurs critiques sont publiées ci-dessous. Il leur a été également proposé de rejoindre l’équipe de rédaction.
Félicitations à nos deux lauréats qui gagnent un abonnement d’un an à la chaine medici.tv.
*Sonia Hossein-Pour ; Yannick Boussaert ; Edouard Brane ; Yves Jauneau ; Christophe Rizoud
Spontini, La Vestale – Opéra national de Paris, 2 juillet 2024
Les histoires d’amour finissent mal
par Guillaume Picard
« Une Norma néoclassique avec une fin heureuse », voilà ce qu’est La Vestale de Spontini pour Luchino Visconti, mais rien n’est moins sûr au regard de cette production parisienne. Il faut le reconnaître : mettre en scène, et donc au goût du jour, un opéra antiquisant écrit pour Joséphine de Beauharnais dont la tension dramatique est brusquement anéantie par un deus ex machina étranger au goût moderne constitue un défi, surtout après un siècle d’absence à l’Opéra de Paris. Pour le relever, Lydia Steier choisit une vision uniformément noire de l’œuvre et dépeint un amour écrasé par la marche d’une théocratie autoritaire. Si une lecture politique convient bien au livret d’Étienne de Jouy et permet de réactiver magistralement sa tension, le zèle dystopique de Lydia Steier a le défaut d’aplanir l’ouvrage, d’une part en reléguant la passion amoureuse au second plan (et en l’effaçant totalement du finale), d’autre part en gommant le « crescendo gigantesque » loué par Berlioz, l’horreur étant présente d’emblée. Décors, costumes et lumières suggèrent efficacement la dérive sanguinaire de l’ordre religieux, qui devient le véritable objet scénique. Le référentiel antique est oublié, hormis quelques touches de pourpre impériale et une devise en latin (talis est ordo deorum, « tel est l’ordre des dieux »). Il est supplanté par un univers tyrannique à l’ambiance glauque, qui emprunte son vocabulaire esthétique aux dystopies récentes (Game of Thrones, La Servante écarlate) et son grand amphithéâtre à la Sorbonne. Devant cet arrière-plan spectaculaire coulisse régulièrement un mur en béton tagué, assorti de corps pendus par les pieds.
Cette vision monolithique, quoique saisissante, de l’œuvre convient mal au premier acte, où elle impose une écoute ironique du chœur d’entrée des Vestales ou du triomphe de Licinius, devenus respectivement une scène d’exécution et un défilé de corps torturés. L’excès comble parfois un manque d’inspiration : on comprend mal pourquoi, pendant la courte ouverture, le rideau s’ouvre et se referme trois fois pour montrer un Licinius aviné. Le deuxième acte est en revanche une réussite. Avec la disparition du trash ne demeure que l’ambiance oppressante qui souligne efficacement la tension, tout en laissant au premier plan l’exploration psychologique et la musique. L’idée de faire de la flamme de Vesta un autodafé des livres de la Sorbonne ajoute à la cohérence de la lecture retenue. Le début du troisième acte a les mêmes qualités et rend crédible la soif de sang du peuple et les larmes de la grande Vestale pour sa protégée. Mais pour sauver sa lecture, Lydia Steier fait mentir le finale : sur la musique de ballet, une longue pantomime dont le duo amoureux est absent voit Cinna se couronner lui-même à la manière de Bonaparte, au prix d’exécutions sommaires. Pour justifier cet anti-climax qui contredit le livret, une citation de Voltaire apparaît : « le fanatisme est un monstre qui ose se dire le fils de la Religion ». La manœuvre, un rien cabotine, fait résonner la représentation avec le contexte politique et déclenche des applaudissements nourris – reste à savoir s’il est juste d’applaudir les mots de Voltaire à la fin d’un opéra de Spontini. Au moyen de certains excès et d’une fin réécrite, Lydia Steier propose ainsi une vision cohérente mais univoque de l’opéra, tout en réussissant à lui donner une dimension contemporaine forte.
C’est l’excellence du plateau vocal qui fait que l’on oublie, à l’issue d’une soirée enthousiasmante, les quelques outrances de la mise en scène. Elza van den Heever, splendide Julia, est le grand atout de cette production. L’aisance de la projection, le volume, la gestion du souffle permettent de longues phrases pleines d’une grâce bellinienne et des pianissimi sublimes. Les coloratures soignées et l’intelligent usage des nuances compensent une relative rigidité de la ligne de chant. Très impliquée dans son personnage, la soprano est même déchirante dans quelques phrases a cappella de l’invocation à Latone au deuxième acte. Elle trouve en Michael Spyres un Licinius vocalement à sa hauteur, à la diction parfaite et pleinement dans son emploi de baryténor, mais qui pâtit ce soir d’une certaine méforme au troisième acte, dont l’air « Julia va mourir » le met un peu en difficulté. Encore plus que la grande Vestale d’Ève-Maud Hubeaux, régulièrement couverte par l’orchestre malgré de très beaux moments au premier acte et de grandes qualités d’interprétation, c’est le terrible Pontife de Jean Teitgen qui marque les esprits : sa voix de basse, exceptionnellement sonore et inflexible, glace le sang. Julien Behr est un Cinna solide, au timbre plaisant mais au volume limité, qui offre au premier acte un beau duo mais un air en demi-teinte. Florent Mbia se contente pour sa part de quelques interventions de très bonne tenue.
Les parties chorales, d’autant plus importantes dans cet opéra à l’intrigue resserrée, sont remarquablement interprétées par les chœurs de l’Opéra national de Paris. Tantôt menaçants, tantôt émouvants, ils font redécouvrir certaines originalités de la partition, comme le chœur alterné du troisième acte, saisissante incarnation musicale du dilemme.
Au pupitre, Bertrand de Billy, érigé en vrai personnage par les lumières de Valerio Tiberi, livre une prestation sans accroc mais sans vrai souffle. Dès l’ouverture les tempi sont assez rapides et connaissent peu de variations, tandis que l’orchestre ne quitte presque jamais un mezzo-forte qui provoque à quelques reprises des déséquilibres avec le plateau. À l’instar de la mise en scène, la direction retient surtout le Spontini précurseur du grand opéra, en laissant en coulisse le Spontini gluckiste, héritier de la tragédie lyrique.
Au bout du compte, le côté obscur l’emporte, La Vestale n’est plus néoclassique et se finit mal, mais le spectacle prend et on se réjouit que Bastille ait enfin connu ces grandes pages de l’opéra français, servies par de belles voix.
Verdi, Don Carlo – Teatro alla Scala, Milan, 3 décembre 2023. (Avant-première jeune public)
Il faut plus d’audace !
par Federico Capoani
Il est désormais traditionnel que, quelques jours avant l’événement phare de l’opéra en Italie, l’ouverture de la saison lyrique de la Scala de Milan, une avant-première soit organisée pour un public de jeunes de moins de 30 ans. Parmi eux, des mélomanes très avertis malgré leur âge ainsi que des novices vivant leur première expérience dans un théâtre d’opéra ; et les journalistes qui arpentent le foyer, en interviewant les spectateurs, semblent désireux de comprendre à laquelle des deux catégories ils appartiennent.
Les moins expérimentés, en tout cas, n’auront pas à craindre la durée du Don Carlo de Giuseppe Verdi : la Scala a choisi la version réduite à quatre actes et traduite en italien du grand opéra parisien. Un choix discutable : sans l’acte « de Fontainebleau », l’opéra souffre de certaines lacunes dramatiques qui ne sont comblées que lorsque l’intégralité de la partition verdienne est rétablie, y compris les coupures déjà effectuées à Paris pour des raisons de… transport public. Même si ce choix a peut-être été dicté par des exigences télévisuelles, celui de la Scala ne rend pas justice à Verdi et dénote un manque de courage de la part du chef de file des théâtres italiens, si l’on considère que des versions intégrales de Don Carlos (avec la s) ont récemment été mises en scène dans des théâtres étrangers de bien moindre importance (Liège en 2020, ou Genève en 2023).
À l’ouverture du rideau, il est impossible de ne pas admirer les décors spectaculaires de Daniel Blanco et les costumes extrêmement raffinés et détaillés de Franca Squarciapino, qui recréent fidèlement l’atmosphère de richesse sombre de la cour espagnole du XVIe siècle. Mais à part cela, l’idée de mise en scène de Lluís Pasqual ne semble pas aller au-delà de la création de tableaux vivants statiques et frontaux, jusqu’à l’incongruité des députés flamands qui devraient s’agenouiller devant le roi, mais lui tournent le dos pour se présenter frontalement au public ! Le fond noir qui domine et enveloppe la scène, et qui évoque en effet la peinture maniériste, est parfait pour les cadrages télévisés, mais déséquilibre le rendu visuel au théâtre, faisant apparaître les personnages plus éloignés qu’ils ne le sont réellement. Bref, un Don Carlo réduit à une recréation picturale où l’aspect théâtral manque complètement, avec une dramaturgie inoffensive car inexistante, et privée de la réflexion sur le pouvoir qui imprègne le drame de Schiller.
Sur le plan musical, le travail réalisé par Riccardo Chailly reste irréprochable. Il sait tirer, d’un orchestre de la Scala en parfaite forme, une palette de couleurs sophistiquée dont le commentaire timbrique est toujours précis, de la légèreté du piccolo dans la chanson sarrasine à l’inquiétant contrebasson dans la scène de l’Inquisiteur. La direction a un souffle symphonique, presque wagnérien dans la manière de dessiner les Leitmotive. Le chœur de la Scala, mais cela ne surprend pas, est simplement en état de grâce.
Dans le rôle-titre, Francesco Meli laisse encore entendre les qualités de son phrasé lumineux de ténor lyrique, mais il semble en difficulté dans les aspects spinto et héroïques du rôle, mis en évidence dans la version en quatre actes. Les aigus sont souvent couverts et parfois mal placés et l’on ressent une certaine fatigue qui provoque des oscillations dans la voix. Néanmoins, l’élégance timbrique et un dosage habile des dynamiques ne font pas défaut, surtout dans « Io la vidi ».
Luca Salsi (Rodrigo) est un baryton solide et fiable. Sans jamais perdre son intonation et sa sonorité, il est la véritable colonne sur laquelle semble reposer toute la distribution, mais il n’est pas l’interprète idéal pour le Marquis de Posa : parfait antagoniste verdien, il ne dispose pas de cette finesse du legato et cette flexibilité dynamique dans la tessiture la plus aiguë qui caractérise les rôles de baryton « noble », propres au répertoire français (dans lequel, malgré la traduction, Don Carlo doit être inscrit).
Anna Netrebko (Elisabetta) montre un timbre sombre et des sons épaissis, remplissant excessivement les graves et affichant parfois des accents trop véristes. Dans le quatrième acte, cependant, elle chante un « Tu che le vanità » exceptionnel avec des demi-voix parfaitement réussies.
Elīna Garanča (Eboli) semble un peu distante dans les agilités de la chanson du voile, mais lance des aigus éclatants dans « O don fatale ». Michele Pertusi aborde avec maîtrise et grande intensité dramatique le rôle de Philippe II, mais convainc davantage dans l’amère réflexion de « Ella giammai m’amò » que comme roi cruel et autoritaire. L’Inquisiteur d’Ain Anger, en revanche, est à oublier.
Un spectacle peut-être pas à la hauteur des attentes, mais ce fut un bon Don Carlo. Le problème est qu’à peu de distance de Milan, nous avons vu deux autres Don Carlo (en quatre actes) en l’espace d’un mois. Dans les théâtres de l’Émilie-Romagne, la compagnie de chant n’était pas inférieure à celle qui s’est produite à la Scala, et dans ceux de Lombardie, Andrea Bernard, avec un budget très modeste par rapport aux coûts de la production milanaise, a trouvé une lecture scénique bien plus profonde. C’est là le problème : si la Scala ne prend pas de risques et choisit le Don Carlo « court », elle se retrouve à rivaliser avec Crémone ou Reggio d’Émilie, et le résultat de la comparaison n’est pas garanti. En définite, ce n’était pas un Don Carlo à la hauteur de la Scala.
Le jeune public, en tout cas, a réservé de grands applaudissements à tous les artistes. Les journalistes de la Rai poursuivent leurs interviews à la fin : presque tous les commentaires sont positifs, notamment de la part de ceux qui ont découvert l’opéra pour la première fois. Peu ronchonnent : ils finiront dans le reportage diffusé au journal télévisé le lendemain, en contrepoint à l’enthousiasme général. L’un d’entre eux est l’auteur de cet article.