Les Brigands à l’Opéra de Paris, c’était votre idée ou celle d’Alexander Neef ?
Lorsqu’Alexander a pris ses fonctions à l’Opéra de Paris, il m’a proposé de venir faire une nouvelle production, une opérette, dans l’idée de monter une œuvre d’Offenbach au Palais Garnier. À ce moment-là, il imaginait une adaptation de ma production de La Belle Hélène que j’avais montée au Komische Oper à Berlin dix ans plus tôt, notamment parce qu’il n’y avait pas eu de véritable nouvelle production de cette opérette depuis la célèbre mise en scène de Laurent Pelly avec Felicity Lott. Mais comme je trouvais la production déjà assez ancienne, je lui ai proposé de faire quelque chose de nouveau. Après m’avoir proposé La Vie parisienne, mon choix s’est finalement porté sur Les Brigands. Il a trouvé la proposition très intéressante, d’autant que la dernière production de cet opéra-bouffe, dans la mise en scène de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, remontait déjà à trente ans.
Pourquoi cette œuvre ?
Cela faisait longtemps que j’y pensais et il y a plusieurs raisons à ce choix. Premièrement, c’est une pièce absolument charnière dans l’histoire de l’opérette française et de l’opéra-comique. D’abord parce que le livret a été écrit par Meilhac et Halévy, qui ont aussi écrit les livrets des autres grandes œuvres d’Offenbach à l’époque, mais qui étaient amis avec Georges Bizet. Après Les Brigands, ils ont commencé à travailler sur Carmen et six ans seulement séparent des deux œuvres, ce qui signifie que Bizet a dû entendre Les Brigands, et qu’ils ont certainement échangé ensemble à son sujet. On retrouve beaucoup de Carmen dans Les Brigands : les contrebandiers, les montagnes, l’orchestration et certaines idées musicales ont totalement influencé Bizet, notamment en ce qui concerne le rythme et la mélodie de l’opéra-bouffe d’Offenbach. Pour moi, Les Brigands est comme la pièce manquante du puzzle pour comprendre la transition de l’opérette vers l’opéra-comique, puis vers l’opéra. C’est donc une œuvre très importante, historiquement. Deuxièmement, Offenbach y a écrit certains de ses ensembles les plus longs, avec 13 à 14 minutes de musique continue. C’est beaucoup plus long que dans la plupart de ses autres opérettes. On comprend qu’il pensait déjà à faire évoluer son style vers l’opéra-comique, voire l’opéra. Et enfin, il n’y a aucune autre œuvre que je connaisse qui possède autant de changements de costumes ! Et cette idée de déguisement est un thème important dans cet opéra-bouffe, car la morale, c’est que tout le monde vole, absolument tout le monde, et pas seulement les brigands. Cet élément satirique est très plaisant, et l’œuvre contient certaines des plus belles pages de musique d’Offenbach. C’est pour cela que j’ai toujours voulu la monter. Et elle n’est pas souvent jouée !
C’est précisément ce que j’allais vous demander. Pourquoi selon vous ?
Honnêtement je pense que c’est d’abord parce que cela coûte très cher car sur le plan musical stricto sensu, c’est aussi bon que La Belle Hélène, La Périchole ou La Grande-Duchesse de Gérolstein. La distribution est vraiment très importante, avec vingt-deux rôles solistes, le chœur, les danseurs, les acteurs… C’est donc très cher à monter. Mais c’est une œuvre légère, merveilleusement satirique. Lorsque je viens en France, je suis toujours frappé par la manière dont Offenbach est si peu reconnu alors qu’il a véritablement lancé une révolution. En Allemagne, je pense qu’on ne le comprend pas parce qu’il a quitté le pays à 14 ans. En France, il était ce Juif allemand originaire de Cologne qui ne s’intégrait pas vraiment dans la société française, mais qui a tout de même connu un succès et une popularité immenses. Pourquoi n’y-t-il pas un théâtre « Offenbach » au cœur de Paris alors qu’il y a écrit une centaine d’opérettes, qu’il a créé la forme même de l’opérette ? Je trouve cela incroyable qu’il ne soit pas reconnu à sa juste valeur, en France comme en Allemagne. Parfois je me dis que c’est parce qu’il était un Juif exilé qui n’a pas su s’intégrer dans aucune de ces deux cultures, mais qui a paradoxalement réussi dans les deux pays.
Vous parlez souvent de votre « style » pour les opérettes. C’est quoi le style Barrie Kosky ?
C’est un langage que j’ai développé depuis vingt ans, et notamment au Komische Oper, pour les opérettes d’Offenbach mais aussi les opérettes jazz de la République de Weimar. Il combine musique, texte et danse dans une sorte de Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale) mais antiwagnérien, où l’on célèbre la théâtralité de l’œuvre, le non réalisme, le ridicule et le slapstick, un mot qui d’ailleurs n’existe ni en français ni en allemand. Le slapstick est un genre de comédie vaudevillesque, physique, extrêmement synchronisée, chorégraphiée, qui est à la base de toute grande comédie depuis les Grecs anciens et qui s’est développé aux XIXe et XXe siècle. On le retrouve au cinéma notamment avec Chaplin, Buster Keaton ou encore les Marx Brothers… Pour moi, l’œuvre d’Offenbach ne fonctionne pas si elle est traitée comme du réalisme. Les personnages peuvent certes être réels, mais ils sont tous exagérés, un peu comme chez Feydeau. Feydeau prend des archétypes — le mari, la femme, l’amant, etc. — et amplifie la vitesse, le tempo et l’hystérie, créant ainsi une sorte de locomotive incontrôlable, exactement comme Offenbach l’a fait dans ses opérettes. Il faut toujours traiter Offenbach comme une locomotive hors de contrôle. C’est pourquoi, selon moi, monter une opérette est extrêmement excitant mais aussi beaucoup plus difficile à diriger et à interpréter que l’opéra, à cause du timing, du rythme, de la vitesse, de la virtuosité. Vous jonglez avec la musique, le texte, la danse et, surtout, avec la comédie qui est la chose la plus difficile à faire au théâtre. Pour moi, il est bien plus facile de mettre en scène Parsifal ou Wozzeck que de mettre en scène Les Brigands.
Quels ont été les autres écueils que vous avez pu rencontrer ?
Je crois que la première semaine de répétition a été un choc pour beaucoup d’interprètes qui ne connaissaient pas mon travail, car ma manière de travailler les opérettes d’Offenbach n’est semble-t-il pas la manière habituelle de faire en France, et ce n’est pas une critique. Je pense que cela tient à mon sens de l’humour qui est beaucoup plus stupide, vulgaire, ridicule et grotesque. J’ai dit aux interprètes que ce qu’ils me proposaient était trop charmant, trop « ouh là-là ». Ils me proposaient une élégance à la française certes charmante mais dénuée de pertinence ici. D’ailleurs je ne trouvais pas les mots justes pour leur expliquer ce ressenti et c’est à ce moment-là que mon dramaturge m’a dit : « Ce que tu veux dire, Barry, c’est que c’est trop ‘cucul la praline’ ». Et cela est devenu notre expression : « Pas cul-cul la praline ! » (rires). Il faut imaginer l’époque d’Offenbach : dans ces petits théâtres, il faisait chaud, les gens étaient vêtus de leurs habits du jour sous des lampes à huile et les danseuses portaient des costumes semi-transparents. Le public venait parce que c’était un peu pornographique. Donc l’esprit des pièces d’Offenbach c’est un mélange de satire, d’érotisme et de vaudeville. Or, la plupart des gens n’intègrent pas ces deux derniers aspects. Je suis curieux de voir comment le public réagira car tout va très vite. Les opérettes d’Offenbach, comme chez les Marx Brothers, décrivent un monde délibérément instable.
Vous avez vraiment un tropisme particulier pour la comédie.
Quand je monte ces opéras, je commence toujours par expliquer que la comédie est plus difficile que la tragédie. Je pense que nous avons besoin de la comédie autant que de la tragédie dans nos vies. Il faut se rappeler qu’en Grèce antique, les dramaturges qui écrivaient des pièces en compétition – dont les plus célèbres sont Aristophane, Euripide, Sophocle et Eschyle – devaient écrire trois tragédies liées entre elles, suivies d’une quatrième pièce qui devait nécessairement être une satire. Après avoir assisté à des histoires terribles comme celles des Atrides ou d’autres drames familiaux sanglants comme ceux de Médée ou Œdipe, le public ne devait surtout pas repartir sur cette note tragique. La quatrième pièce était donc toujours plus courte et complètement folle, comme une manière de décompresser après la tragédie. Nous savons, grâce aux textes qui nous sont parvenus mais aussi avec les fresques ou les vases antiques, que ces pièces satiriques étaient dans l’outrance permanente : les acteurs portaient d’énormes phallus, les textes étaient remplis de vulgarités en tous genres, de blagues sur les pets, le sexe, les fluides corporels. Tout était exagéré pour rappeler au public qu’après la tragédie, il faut continuer à vivre. C’était une forme de catharsis et nous avons peut-être un peu oublié cela. Bien sûr, j’aime aussi monter des œuvres comme Wozzeck ou Parsifal mais la comédie est un besoin humain primordial et universel. Nous devons rire autant que pleurer et il est crucial, surtout dans le monde fou dans lequel nous vivons, d’aller au théâtre et de profiter pendant trois heures de quelque chose de juste délicieusement absurde.
Je vais vous lire une citation et j’aimerais beaucoup que vous me disiez ce que vous en pensez. C’est le tout premier directeur du Komische Oper qui parle…
Felsenstein…
Exactement. Il aurait donc dit ceci : « Je dénonce la tyrannie du chef d’orchestre et du metteur en scène. Un metteur en scène pour qui le chanteur n’est qu’un instrument est intolérable pour moi. Je ne peux accepter un chanteur qui ne comprend pas ce qu’il chante, non seulement les paroles, mais aussi la musique. »
Je suis entièrement d’accord avec lui, à ceci près que la première partie de la phrase est un peu provocatrice et ce n’est pas tout à fait ce qu’il veut dire. Il faut se rappeler qu’en 1948, Walter Felsenstein a révolutionné l’opéra. Sans lui, il n’y aurait pas de Regietheater (« théâtre de metteur en scène »). Il a étudié Stanislavski dans sa jeunesse et a été le premier metteur en scène à l’introduire à l’intérieur de la salle de répétition en dehors de Russie. D’un autre côté, c’était un homme de divertissement très populaire. Il voulait créer quelque chose comme le Fox Theatre américain où tout le monde pourrait entrer. Il ne voulait pas que les spectateurs lisent des notes de programme mais qu’ils vivent une véritable expérience. Il a créé le théâtre musical contemporain de manière radicale en demandant à des chanteurs d’opéra de chanter de l’opérette – il était célèbre pour ses productions d’Offenbach – avec une exigence nouvelle quant à la qualité d’acteur, et cela n’existait pas dans l’opéra. Aujourd’hui, lorsque l’on regarde ses productions en vidéo, on s’aperçoit que cela a beaucoup vieilli mais on ne peut pas juger cela, ce qui compte c’est ce qu’il a essayé de faire.
L’opérette est morte en Europe en 1933 essentiellement parce que dans le monde germanophone, c’était une forme d’art essentiellement juive, écrite, composée et interprétée par des Juifs. Et les spectateurs qui allaient voir ces opérettes, à Berlin comme à Vienne, étaient au moins à 50 % Juifs. C’est donc une forme de théâtre qui est morte en Europe en 1933 mais qui en quelque sorte est née à nouveau à New York où tant de Juifs se sont exilés. Jusqu’en 1933, avant que les Nazis n’arrivent au pouvoir, l’opérette était un genre en soi. Les chanteurs d’opéra ne chantaient pas vraiment l’opérette. Il y avait quelques exceptions, notamment avec Richard Tauber, mais il y avait de vraies stars d’opérette que nous n’avons plus aujourd’hui et qui chantaient d’une manière très différente. Et puis dans les années 1950, en France, les chanteurs d’opéra – Nicolai Gedda, Joan Sutherland ou encore Elizabeth Schwarzkopf pour ne citer qu’eux – ont redécouvert l’opérette et ont commencé à faire des enregistrements terribles d’Offenbach, de Paul Abraham ou encore de Johann Strauss, c’est-à-dire dans une manière de beau chant qui n’est pas du tout l’esprit de l’opérette. C’est pourquoi je dis aux interprètes : « Ne chantez pas, parlez ! », « Non, c’est trop beau, trop beau ! », parce que ce n’est pas de l’opéra que nous faisons, même si nous sommes effectivement dans une maison d’opéra.
Je me demandais si le français n’avait pas été un écueil pour vous. En réécoutant l’opéra je me suis rendue compte qu’il y avait vraiment beaucoup de dialogues, avec cet humour tellement français. Comment avez-vous réussi à traduire cet humour, par exemple ?
Je passe nécessairement par l’anglais. Parfois, j’écoute le rythme d’une phrase qui me plaît en anglais, et j’adapte le français à mon rythme. Nous avons fait des adaptations, des coupes et des changements mais l’histoire reste la même. Cependant les dialogues, dans notre production, sont très différents de ceux des enregistrements que vous avez pu écouter. Même lorsque je monte des productions d’opéra en allemand, et alors que je maîtrise et parle cette langue, je dois traduire les livrets en anglais car il n’y a que comme cela que je peux exprimer mon humour. C’est drôle, certains critiques français qui sont venus voir mes productions d’opérette à Berlin n’aiment pas mon travail parce qu’ils disent que ce n’est pas Offenbach. Parce que c’est trop vulgaire, qu’il y a des cris, des hurlements. Ils parlent du « style berlinois de l’opérette ». Mais qu’est-ce que cela veut dire, franchement ? D’abord, qui peut dire ce qu’Offenbach a fait au XIXe siècle ? Nous n’avons ni documents sonores ni films mais uniquement des reportages. Ensuite, mon travail n’est pas de faire ce qu’Offenbach a fait, mais de saisir l’esprit de son œuvre. C’est ça le travail d’un metteur en scène et je pense que c’est ce que je fais. Je pense qu’Offenbach avait un sens de l’humour très malicieux et je suis assez certain qu’il rirait avec moi.
Vous avez mis en scène un nombre incalculable d’œuvres du répertoire que vous vous plaisez à actualiser, mais vous avez aussi sorti des pièces de l’oubli, et ce, dans tous les registres. Le moins que l’on puisse dire c’est que vous avez un appétit d’ogre. Pourquoi ne vous tournez-vous pas vers la création ?
C’est une très bonne question. Lorsque j’ai commencé en Australie, à la fin des années 80, j’ai monté environ 7 ou 8 opéras contemporains pendant environ une dizaine d’années. Par la suite, je suis arrivé en Europe et j’ai dirigé un théâtre à Vienne, avec mes propres productions théâtrales qui étaient aussi des nouvelles créations, même si j’étais resté également très attaché au répertoire, tout simplement parce que je voulais mettre en scène les opéras que j’écoutais et que j’aimais lorsque j’étais enfant et adolescent. Par la suite, lorsque j’ai repris le Komische Oper, je cherchais plutôt à monter de nouvelles opérettes et je dois admettre aussi que ce n’était pas une période de ma vie où j’étais intéressé par la création. Pour tout dire j’étais plutôt cynique, je pensais que l’opéra était de toute façon mort, car qu’y avait-il après Wozzeck et Peter Grimes ? Certaines pièces, il est vrai, mais je trouvais globalement que l’opéra français sonnait comme du vieux Debussy, l’opéra allemand comme du vieux Berg, et les opéras anglais, comme du vieux Britten. Hier comme aujourd’hui, beaucoup d’opéras ont aussi été écrits pour combler la culpabilité de ne pas avoir d’opéra contemporain, et quand on en voit certains, on ne peut pas ne pas se demander s’ils sont vraiment nécessaires. Il y a dix ans environ, j’ai observé qu’il y avait eu quand même deux révolutions du langage opératique dans les années 1970. La première avec Philip Glass qui a abandonné le récit, et dont la musique non seulement sonne différemment mais visuellement aussi possède une apparence différente, et la deuxième avec Andrew Lloyd Webber avec son opéra rock Jesus Christ Superstar, entièrement composé avec des musiciens rock. J’ai eu une sorte de déclic et je me suis dit que nous ne devions pas accepter d’être des nécrophiles qui ne produisant que des œuvres de compositeurs morts, ni faire des pièces de musée plutôt que du théâtre. Et puis soyons honnêtes, à l’époque de Vivaldi et de Haendel, il y avait aussi beaucoup de déchet. En quittant le Komische Oper en 2022, je me suis dit que je devais commencer à faire d’autres grands projets, approcher certains compositeurs que j’aime et faire de nouvelles pièces. Dont acte. Je travaille actuellement sur trois créations : l’une pour Amsterdam en 2027 avec Du Yun, une compositrice chinoise fantastique ; une autre pour l’opéra de Hambourg en 2029 avec un compositeur italien, et puis je ferai une nouvelle création à Berlin en 2030 avec un compositeur iranien. Ce que j’aime dans cette démarche, c’est de travailler avec un artiste dont le langage me plaît et avec qui nous partons de zéro.
Vous avez dirigé des lieux et des festivals très tôt dans votre carrière, tout en poursuivant vos activités artistiques. Mon sentiment est qu’un artiste n’est pas fait pour diriger un lieu car je pense qu’un artiste doit employer son temps à… faire de l’art. Un artiste qui prend le pouvoir, c’est un peu comme le capitalisme avec Hollywood, cela est susceptible d’abîmer la créativité. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas du tout d’accord avec vous car je pense que le rôle de directeur de théâtre est différent. Dans le théâtre, il faut une structure, et il y a un certain nombre de personnes qui ont dirigé ces structures avec succès comme Felsenstein ou encore Max Reinhardt. Max Reinhardt est mon héros : il a fait du cirque, du cabaret, de l’opéra, du théâtre, et il a dirigé cinq théâtres au cours de sa vie. Les festivals que j’ai organisés à Adélaïde, par exemple, n’étaient pas des festivals au sens classique, c’était assez conceptuel et cela n’avait rien à voir avec le métier de manager qui doit gérer toutes sortes de problématiques. Quant au Komische Oper, c’est une maison très particulière qui a toujours été dirigée par des artistes, c’est d’ailleurs l’un des seuls opéras au monde où c’est le cas. C’est un véritable laboratoire d’expérimentation, avec du temps de répétition et une réelle possibilité de prendre des risques. C’était devenu un terrain de jeu incroyable pour moi et je ne me contentais pas simplement de diriger le théâtre en faisant des mises en scène, je mettais en scène des spectacles et je dirigeais ce théâtre dans le but de créer un espace pour les artistes et les publics. Ce que le Komische Oper m’a permis de faire était donc tout à fait particulier. Je n’aurais jamais accepté ou cherché à diriger Paris, Londres, Munich ou Amsterdam par exemple.
Donc vous êtes un peu d’accord…
En fait votre question est pertinente car on m’a proposé de prolonger mon mandat de cinq ans au Komische Oper et j’ai également reçu des propositions pour diriger d’autres opéras dans le monde entier. Mais ma réponse a toujours été la même : j’ai dirigé le Komische Oper pendant dix ans et maintenant, je veux passer le reste de ma vie à être à nouveau un artiste.
Quelle est votre relation avec le pouvoir ?
L’opéra ne fonctionne pas comme une démocratie. Avec deux cents personnes sur le plateau, sans compter l’orchestre, c’est impossible. Il faut du pouvoir et de la hiérarchie même si je pense que les systèmes de pouvoir doivent changer. Pourquoi j’aime l’opéra ? Parce que c’est la forme d’art la plus collaborative qui soit. Ce n’est pas pour le pouvoir, ni pour la notoriété ou la gloire, c’est parce qu’au quotidien, je travaille avec des acteurs, des danseurs, des chanteurs et des instrumentistes qui viennent d’horizons différents pour créer ensemble cette forme d’art incroyable. Bien sûr, je peux dire « arrêtez » ou « nous devons faire ceci ou cela » mais travailler avec d’autres êtres humains sur quelque chose de spécial, c’est la raison pour laquelle je fais de l’opéra. Le pouvoir n’a pas d’importance.
Pensez-vous que l’opéra, en tant que genre et en tant qu’industrie, est en déclin, et qu’il a besoin de se réformer ? Et si oui, comment ?
Oui et non. Le problème de l’opéra au XXIe siècle, et particulièrement aujourd’hui, c’est qu’il est extrêmement coûteux. Pour avoir des orchestres, des chœurs et des ballets de qualité, il faut des années de formation et de développement, un peu comme le kabuki, le théâtre No ou le bunraku au Japon, où les artistes s’entraînent pendant des décennies pour parvenir à l’excellence. Et cela a un coût. Les critiques conservateurs de l’opéra qui détestent le Regietheater disent toujours : « C’est pour ça que personne ne va à l’opéra, c’est pour ça que l’opéra meurt ». Mais laissez-moi vous donner quelques chiffres : l’Opéra de Vienne a un taux de fréquentation de 98 %, celui de Munich de 95 %, la Komische Oper de 94 %. Donc non, ce n’est pas une forme d’art en déclin. Bien sûr, certaines villes rencontrent des difficultés parce que la relation entre le public et l’opéra a changé. Ce qui doit changer, c’est que l’opéra ne peut plus être considéré comme un temple où les gens viennent pour voir le grand art sacré alla Wagner, se sentir éclairés, et repartir. Il faut maintenant développer – et beaucoup de maisons le font d’une façon admirable – des programmes pour étudiants, pour enfants, des programmes de sensibilisation. Il faut sortir de l’opéra pour ramener les publics et les enthousiasmer face à la nature extraordinaire de cet art mais sans essayer de rivaliser avec le cinéma et la télévision. L’opéra est vivant, c’est du cirque, il y a des choses qui peuvent mal tourner, c’est l’excitation, le plaisir, des acrobates qui tombent du trapèze. C’est la magie de l’opéra.