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Puccini 100 – Les mâles

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Actualité
27 novembre 2024
Les femmes chez Puccini, ses héroïnes ou ses maîtresses, voilà un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre. Mais qu’en est-il des mâles ?

Infos sur l’œuvre

Détails

Dans son parcours vers le succès, constamment traversé de doutes, Puccini a eu la chance de rencontrer des hommes qui l’ont soutenu, avec une foi inébranlable dans son génie. Chez ses héros, c’est la quête de la rédemption qui semble marquer leur destin.

Lorsqu’on évoque Puccini, que cela soit sa vie ou son œuvre, on accorde aux femmes – et assez légitimement – une place éminente. Héroïnes heureuses ou tragiques inscrites dans son parcours d’homme, « petites femmes » sacrifiées sur l’autel du mélodrame, la femme hanta Puccini. C’est à travers elles qu’on été entreprises la plupart des tentatives d’analyse de Puccini, de sa psyché comme de son élan créateur. Peuplant ses songes, elles ont fini par peupler aussi sa bibliographie, scrutées sous tous leurs aspects pour éclairer les névroses et les obsessions du compositeur – Dieu sait s’il en eut. Il n’est pas jusqu’à l’altière Turandot qui, en ses ultima verba, n’ait été condamnée elle aussi à finir en simple femme éprise, et donc, de bourreau, à devenir victime.

Aussi la glose puccinienne ne lui a-t-elle pas épargné les accusations de virilisme sadique, de machisme rétrograde ou de dérive œdipienne aggravée. Un regard contemporain enrichirait l’arsenal de la réprobation de tous les signes d’une masculinité censément toxique, comme sa passion pour les puissants cylindres, les moustaches soigneusement lustrées, les gros fusils et les longs cigares. Admettre docilement la doxa – ce que notre lâcheté intellectuelle nous pousse naturellement à faire -, c’est supposer que le monde des hommes fut pour Puccini une sorte de Paradis, aisément opposable à l’enfer vénéneux des femmes.

Ce versant-là des choses est cependant moins étudié. Le portrait de Puccini en mâle triomphant supposerait pourtant que sa relation avec son environnement masculin, et avec ses héros virils, fût considéré de plus près, afin de mesurer la part d’aisance et de domination affirmée à l’égard de ses semblables. Or, si l’on veut bien quitter un instant les clichés d’un Puccini attablé avec ses amis artistes du Club La Bohème de Torre del Lago (Pagni, les frères Tommasi, Gambogi…), sympathique fraternité étudiante, les relations de Puccini avec ses principaux compagnons de route furent tout sauf simples. Extrapolons aux protagonistes mâles de ses œuvres : l’humilité tragique de la femme puccinienne ne se détache pas en relief sur l’impavidité virile des personnages masculins. Au contraire, les complexes et les contradictions, loin de faire contraste, s’additionnent.


Aleardo Villa - Puccini sur son cheval, à Torre del Lago

Les hommes de sa vie

Un père peu présent et un frère parti loin tenter l’aventure n’ont pas tracé pour le jeune Puccini un environnement familial très précis. En revanche, il deviendra un excellent camarade lors de ses années de conservatoire à Milan, goûtant les amitiés étudiantes, et particulièrement celle de Mascagni. Ces deux étudiants de peu de moyen partageaient le loyer de leur mansarde et parfois leurs dettes, se cotisaient pour acquérir les lourdes partitions de Wagner, et lorsque Puccini dut créer Le Villi, Mascagni lança une collecte. La vie se chargea de les éloigner et les critiques s’ingénièrent à les opposer, mais ce qu’avait forgé les années de disette ne fut point dissous par les années fastes, et la douleur de Mascagni apprenant la mort de Puccini ne fut pas feinte. Cette douleur était encore bien perceptible deux ans plus tard, lorsqu’il prit la parole lors de l’hommage funèbre qui fut rendu à Torre del Lago. Il conclut son éloge par ces mots : « Giacomo, ton nom restera immortel, car ton art est immortel ».

Et quand en 1930 fut créé le Festival Puccini de Torre del Lago, Mascagni fut l’un des fondateurs, et y dirigea La Bohème.

Ce lien d’égal à égal fut presque une exception dans les relations masculines de Puccini. Les autres furent bien plus déséquilibrées. Ainsi, celles qu’il eut avec son mentor, éditeur, co-librettiste, publiciste, père de substitution, Giulio Ricordi.

Giulio Ricordi

La statue due à Luigi Secchi placée à Milan devant le Casino Ricordi nous montre cet homme assis sur une fesse, prêt à parler, la main levée, presque précieux, un fin sourire animant son visage sec à la barbe taillée. Tel était Ricordi, de dix-huit ans l’aîné de Puccini : un poète, un érudit, un soldat, un homme du monde, un entrepreneur, plein d’énergie et de ressources – et non un barbon traitant Puccini avec un paternalisme embarrassant. Mais précisément : Ricordi avait cette espère d’aisance que Puccini n’avait pas, et c’est sur cela que Ricordi fonda son ascendant, plus encore que sur la différence d’âge ou sa situation d’éditeur.

Il fit le choix de Puccini lorsque celui-ci fit donner sans grand succès Le Villi (1884), un opéra présenté au concours mis sur pied par l’éditeur Sonzogno. D’emblée, il intervint dans la facture même de l’opéra en priant Puccini de le réviser et de l’élargir. Il prit pied dans la vie même du compositeur en subventionnant son travail, comme il le ferait jusqu’à ce que le succès enfin fût venu. Ainsi, Ricordi l’accompagna dans le choix fluctuant des sujets pour ses opéras, un processus souvent laborieux. En 1885, c’est Ricordi qui encouragea Puccini à adapter La coupe et les lèvres d’Alfred de Musset, qui inspira l’opéra Edgar. Malgré un enthousiasme initial, Puccini traversa des phases d’insatisfaction et de doute, ce qui ralentit considérablement la production de l’œuvre. Pendant cette période, Ricordi continua de lui verser une avance mensuelle, que Puccini appelait avec humour « ma pension ».

Ricordi n’hésitait pas à endosser le rôle de conseiller sévère. Ainsi, lorsque Edgar rencontra des difficultés, Ricordi lui conseilla de se distancier du librettiste Fontana et lui rappela l’importance de persévérer pour devenir un compositeur de renom, avec des mots d’ancien Bersagliere : « Prenez conscience, Puccini, que vous vous trouvez dans un des moments les plus critiques et difficiles de votre vie artistique – et je ne dis pas cela à cause des fanfreluches des fameux critiques d’art – mais parce qu’il s’agit d’ouvrir une brèche, de s’y engouffrer avec courage et persévérance, et de planter l’étendard de la victoire. Moi qui ne suis ni écrivain, ni artiste, ni compositeur d’opéra, je ressens même une fièvre pour cet Edgar, car j’y lis clairement toute son ingéniosité, tous les espoirs de l’avenir : mais pour réaliser tout cela, il faut suivre la devise : excelsior. »

À partir de 1890, Ricordi mit à profit l’influence de Wagner en Italie, envoyant Puccini assister à des productions wagnériennes à Bayreuth pour approfondir son style musical et lui confiant la révision de la partition des Maîtres chanteurs de Nuremberg pour la Scala de Milan (« opéra mortellement long », disait Ricordi). Cela permit à Puccini de développer ses compétences en orchestration et en mise en scène, renforçant son œuvre d’éléments d’inspiration wagnérienne tout en conservant une identité italienne.

Non seulement il assura sa survie, mais il le dissuada de renoncer à la carrière de compositeur lors des noires crises de doute que Puccini rencontra toute sa vie. C’est Ricordi qui lui présente les librettistes de ses chefs-d’œuvre décisifs, Giacosa, père tranquille, et Luigi Illica, un farouche énergumène. Ainsi, le duo Ricordi-Puccini devint un quatuor. Le rapport des forces y était variable et fastidieux : Puccini prit l’habitude de torturer ses librettistes, avec le soutien de Ricordi qui cependant, régulièrement, prenait fait et cause pour eux. La fabrication de Tosca est ainsi largement documentée par la correspondance, où l’on voit Ricordi faire l’éloge d’Illica et remettre en cause certains choix un peu kitsch que Puccini avait fait avaler à ses librettistes.

Il lui écrit le 10 octobre 1899 : « Quel est le véritable centre lumineux de cet acte ?… Le duo Tosca-Cavaradossi. Qu’ai-je trouvé ?… Un duo fragmentaire, avec des petites lignes qui enferment les personnages ; j’ai trouvé un des plus beaux aperçus de poésie lyrique, celui des mains, souligné simplement par une mélodie elle aussi fragmentaire et modeste, et pour couronner le tout, un morceau talis et qualis d’Edgar !… Formidable quand il est chanté par une paysanne tyrolienne !… mais déplacé dans la bouche d’une Tosca, d’un Cavaradossi. Enfin, ce qui devait être une sorte d’hymne, latin ou non, mais un hymne d’amour, réduit à quelques mesures ! Ainsi, le cœur du morceau est formé de trois tranches, qui se succèdent, mais sont interrompues, et donc manquent d’efficacité ! !! Mais vraiment, où est ce Puccini à l’inspiration noble, chaude, vigoureuse… Mais quoi… son imagination, dans un des moments les plus terribles du drame, a dû recourir à un autre opéra… Que dira-t-on de ce moyen de se tirer d’un mauvais pas ? […] Ou bien, pour l’amour du ciel, est-il possible qu’à ces moments prodigieusement lyriques, Giacomo Puccini ne trouve pas quelques-unes de ses inspirations qui lui vont au cœur, l’exaltent, l’émeuvent et fassent couler des larmes de pitié ou d’attendrissement ? … »

Voici comment Ricordi pouvait sermonner un Puccini pourtant déjà reconnu et approchant déjà la cinquantaine : avec un mélange de verve, d’ironie, de condescendance, de vigoureuse camaraderie, quelque part entre l’ami fidèle et le père fouettard, sorte de grand frère soucieux de son cadet, d’officier dressant sa troupe. Le rapport d’autorité n’apparaissait pas fondé sur des considérations économiques, mais sur l’idée que Ricordi s’était faite d’emblée, et continuerait à se faire, du génie de Puccini, comme son grand-père l’avait fait de Rossini et Bellini, puis, secondé par le père de Giulio, de Verdi. Chez les Ricordi, on se voulait promoteur de génies, et non gestionnaire de talents. L’ombrage que parfois pouvait en prendre Puccini était tempéré non seulement par la réussite sociale et économique que Ricordi lui avait apportée, mais surtout par l’immense foi que l’éditeur lui témoigna sans cesse, une foi portée pour deux, tant le doute était compagnon quotidien de Puccini. C’est quand cette foi s’éteindrait que le lien entre Puccini et la Casa Ricordi s’étiolerait : c’est-à-dire lorsque Tito Ricordi prit en main la maison au décès de son père, en 1912. Puccini n’eut que suspicion pour ce jeune homme, de vingt ans son cadet. Pourtant, Tito prit bien soin d’assurer le destin mondial de Madame Butterly comme d’ouvrir à Puccini les portes de l’Amérique latine, mais Puccini s’était convaincu que Tito ne croyait plus en lui, qu’il le trouvait dépassé. « Il pense que je ne pourrai plus écrire », confia-t-il à son amie Sybil lors d’une de ces pannes d’inspiration dont il avait coutume et dont Tito, ingénieur de formation, ne savait pas trouver les mots qui en sortiraient Puccini. Du reste, son règne sur la maison ne dura que sept petites années. Années pendant lesquelles Puccini avait pris soin de prendre ses distances, confiant notamment La Rondine à l’éternel rival, Sonzogno.

Arturo Toscanini

La première de La Bohème en 1896, à Turin, fut confiée à un jeune chef de vingt-huit ans, astre montant : Arturo Toscanini. Ce serait là le début d’une amitié artistique étroite et fructueuse entre Toscanini et Puccini, une collaboration qui durerait près de trente ans et verrait Toscanini diriger certaines des œuvres les plus emblématiques du compositeur. Outre La Bohème, Toscanini fut le chef de la première de La Fanciulla del West en 1910 à New York, ainsi que celle de Turandot en 1926 à la Scala de Milan, représentation restée fameuse puisque Toscanini l’interrompit au troisième acte après la mort de Liù, se tournant vers le public pour annoncer : « Ici se termine l’opéra, resté incomplet à la mort du pauvre Puccini ». Les deux représentations suivantes proposeraient la fin composée par Franco Alfano. Ce geste lia au-delà de la mort la figure de Puccini à celle de Toscanini. Il fait pour ainsi dire partie de Turandotet de son tragique inachèvement.

La relation entre Puccini et Toscanini remontait à plus loin. Leur première rencontre eut lieu en 1890, lorsque Toscanini dirigea Le Villi à Brescia. Quelques années plus tard, en 1894, il se retrouve à nouveau aux côtés de Puccini, dirigeant Manon Lescaut au Teatro Nuovo de Pise. S’ensuivent plusieurs collaborations, avec notamment des représentations de Le Villi à Venise en 1895 et à Bologne en 1896. Le chef d’orchestre fut également présent lors d’un événement marquant pour le monde lyrique : le 20 décembre 1900, il dirigea les débuts d’Enrico Caruso à la Scala de Milan, dans le rôle de Rodolfo de La Bohème.

Toscanini fut pour Puccini plus qu’un chef d’orchestre attentif. Ricordi le sentit, qui s’attacha à éroder la réputation de Toscanini par Gazzetta musicale di Milano interposée – rien moins que la publication maison de Ricordi. Cela n’empêcha pas de croître une proximité qui trouvait ses racines dans la compréhension étonnamment intime que Toscanini ne cessa de démontrer de l’art de Puccini.

Se reporter aux enregistrements pucciniens de Toscanini est une expérience assez différente de ce qu’on peut entendre avec d’autres compositeurs.

Le respect et l’admiration entre Puccini et Toscanini ne cessèrent de grandir. En 1908, à peine nommé directeur artistique du Metropolitan Opera, Toscanini se rendit à Torre del Lago pour rencontrer Puccini et planifier ensemble la première de La Fanciulla del West à New York. Le compositeur fut tellement impressionné par la sensibilité et l’intelligence musicale de Toscanini qu’il lui confia même la révision de certains passages orchestraux. En 1910, lors de la production parisienne de Manon Lescaut, avec un Caruso déchaîné, Toscanini apporta, avec la bénédiction de Puccini, des modifications instrumentales qui, aux yeux du compositeur, parachevaient l’œuvre, au point qu’elles furent retenues dans la version imprimée de la partition. « Mon âme est pleine de ces représentations et de la bonté de votre esprit », écrivit Puccini à Toscanini.

Le style épistolaire de Puccini prend parfois une tournure moins ampoulée : « Souviens-toi, mon bel Arturetto, que c’est toi qui dois dépuceler Tosca ! »

Puccini et Toscanini © DR

Le chef poursuivit son rôle de premier interprète des œuvres de Puccini, offrant au public italien la première de La Fanciulla del West au Teatro Costanzi de Rome en 1911, surmontant des difficultés avec un cast inégal, et révélant un jeune Martinelli auquel il fit la grâce exceptionnelle d’un bis (dans « Ch’ella mi creda »). La relation se refroidit lorsque Toscanini osa juger par trop léger voire ridicule Il Trittico, et refusa de le diriger à La Scala malgré l’insistance du compositeur, de même qu’il ne mettait pas bien haut La Rondine. Cela n’empêcha pas Toscanini d’accepter de diriger la version révisée de Manon Lescaut à la Scala en 1922. A quelques semaines de cette nouvelle collaboration, la susceptibilité offensée de Puccini refit surface. A son ami Paladini, Puccini écrit « J’ai lu des choses ahurissantes à son sujet dans le Corriere d’aujourd’hui. Lui qui au premier abord était si désintéressé, n’en ayant que pour l’Art, il s’est fait enregistrer avec son orchestre !(…) Pour moi, il a une grande, une prodigieuse mémoire, mais la musique doit faire vibrer l’âme.(…) Toscanini est très bien pour les concerts, surtout s’il dirige les broderies et autres choses froides et colorées de Debussy. Pour le reste, là où l’âme vibre humainement – nihil – ou à peine plus ».

Las, le ressentiment de Puccini se heurtait dans son cœur compliqué à des considérations plus strictement commerciales, sinon musicales. « Toscanini est vraiment un homme mauvais, perfide, écrivit Puccini à son ami Schnabl, et je nie qu’il ait l’âme d’un artiste – parce que ceux qui en ont une ne sont pas aussi pleins de méchanceté et aussi, je pense, d’envie ! Au fond, je m’en moque, mais cela me gêne pour les Milanais, car avec un autre chef d’orchestre mon opéra ne sera pas vu sous son meilleur jour par le public plus ou moins intelligent ».

Lorsque Toscanini arriva à Milan et commença les répétitions, les considérations grognonnes de Puccini se dissipèrent sous l’enchantement musical créé par le chef. Comme une bonne dizaine d’années plus tôt, le compositeur et le chef s’entendirent pour apporter de nouvelles modifications à la partition. A quelques heures de la représentation, il écrivit à Schnabl le 26 décembre 1922 : « Ce soir, Manon, une grande Manon, et si le public n’est pas ému, cela veut dire que nous vivons sur Saturne et non sur terre. Je t’assure que Toscanini est un véritable miracle de sentiment, de raffinement, de sensibilité, d’équilibre. Quel plaisir que ces répétitions. Jamais, jamais, je n’avais autant apprécié d’entendre ma musique. »

Au cours des représentations, il répondit par une longue lettre adressée au Corriere della Sera à ceux qui s’étonnaient de trouver dans cette Manon Lescaut des modifications orchestrales. Après avoir minimisé ces modifications et indiqué qu’elles étaient issues de sa collaboration avec Toscanini, ne concernant que la « coloration », il ajoutait : « Quand Arturo Toscanini, avec la conviction et l’amour que lui inspire son art merveilleux, enlève les scories et ramène l’opéra à son état naturel, révélant au public les véritables intentions du compositeur, le vieil opéra semble nouveau aux auditeurs, et ils disent qu’il s’agit d’une œuvre différente. Non, c’est tout simplement la même chose, animée par la plus grand animateur dont l’art musical puisse se prévaloir(…) Hier soir, lorsque l’émotion du public s’est emparée de moi aussi, et je me suis senti poussé à embrasser notre Toscanini, cette étreinte ne fut pas seulement un geste de gratitude égoïste pour l’interprétation de ma Manon. Non, c’était la gratitude d’un artiste envers un autre artiste, qui avait réussi à faire de La Scala un véritable temple pour les consécrations et ré-consécrations artistiques. Ce qu’il a accompli à La Scala est formidable. »

Jamais cependant Toscanini n’était entré dans l’atelier du compositeur pendant la gestation d’une œuvre. Interprète de génie, il était toujours arrivé après la fin du combat. Il n’en fut pas de même avec Turandot. Puccini n’envisagea pas que Toscanini n’en dirigeât point les premières représentations. Aussi prit-il son avis au cours de l’écriture même de l’opéra, courant 1924. Forzano témoigne de ses séances de travail : « A la moindre question ou remarque de Toscanini, Puccini comprenait que, sans avoir besoin de parler, d’expliquer ou de jouer, toutes ses intentions avaient déjà été saisies avec une pénétration sûre, rapide et précise. Il se tenait droit, dans le dos de Toscanini, nous regardait, clignant de l’œil, et gloussant, admiratif et heureux ; il était clair qu’il goûtait à l’avance la joie qu’il aurait aux répétitions d’entendre son opéra révélé par ce grand et généreux artiste ».

Les répétitions devaient commencer à Milan quelques semaines plus tard, après que Puccini se fut soumis à une intervention chirurgicale destinée à guérir son cancer de la gorge. Cancer incurable. Intervention fatale. Le 29 novembre, le compositeur s’éteignait à Bruxelles. C’est Giuseppe Adami, le librettiste de Turandot (mais aussi de La Rondine et d’Il Tabarro) qui apporta la nouvelle à Toscanini, au milieu d’une répétition à La Scala. Le chef comprit d’un seul regard, quitta la répétition et s’enferma dans sa loge, où il s’effondra en larmes. Il se ferait alors le fidèle champion du compositeur défunt. Le 3 décembre, il dirigea l’orchestre de La Scala dans l’Élégie funèbre d’Edgar à la cathédrale de Milan, lors de la cérémonie funéraire de Puccini. Le corps de Puccini, rappelle Harvey Sachs, fut temporairement placé dans le caveau milanais des Toscanini en attendant que fût édifié son tombeau en terre toscane. Puis, le 29 décembre, un mois après la disparition de Puccini, il dirigea l’orchestre des étudiants du Conservatoire de Milan pour un concert de commémoration, et le soir même dirigea à La Scala une représentation exceptionnelle de La Bohème. En posant la baguette où Puccini avait posé la plume, lors de la Première de Turandot en 1926, Toscanini rendrait le plus fervent des hommages.

Par la suite, Toscanini resterait un gardien attentif du legs de Puccini. Curieusement, celui qui avait si bien connu et enregistré Verdi, ne fit pas de même pour Puccini. Le disque conserve essentiellement une Bohème intégrale réalisée pour le cinquantième anniversaire de la création de l’ouvrage, avec le NBC Symphony Orchestra – disque où les inévitables et assez malencontreux Jan Peerce et Licia Albanese tiennent hélas les rôles principaux (mais la discographie opératique de Toscanini est riche en « hélas »). Survit aussi un troisième acte de Manon Lescaut capté lors du gala de réouverture de La Scala cette même année 1946, cette fois avec un cast de haut vol (Favero, Malipiero, Stabile), mais un son assez précaire. Dans les deux cas, frappe la justesse du jugement de Puccini sur la lecture par Toscanini de ses œuvres : sentiment, raffinement, sensibilité, équilibre. On n’y trouve pas l’ébullition réservée par exemple à son interprétation d’Otello ou de Falstaff. L’énergie y est plus concentrée et le détail orchestral infiniment plus sensible, comparable sans doute – Puccini, là encore, avait vu juste – à la façon dont Toscanini traita Debussy (c’est du reste en compagnie de Puccini, à Paris, qu’il avait vu pour la première fois Pelléas et Mélisande, et les deux hommes en était sortis très frappés).

L’attention de Toscanini à l’œuvre de Puccini ne se démentit pas, mais son jugement public ou privé se teinta, avec les années, de dureté, à mesure que son combat pour la musique de son grand ami Catalani se faisait plus ardent. Puccini, selon Toscanini, avait par trop offusqué la gloire de Catalani, dont il ne possédait pas toutes les qualités. Sans doute aussi leur différend politique nourrissait-il chez Toscanini une part de ressentiment : Puccini, conservateur dilettante, n’avait pas vu d’un mauvais œil la montée du fascisme et avait accepté aisément d’être fait Sénateur par Mussolini, quand Toscanini, fils d’un compagnon de Garibaldi, s’était légitimement inquiété. La suite lui donna raison, quand Puccini n’avait pas vécu assez pour voir les ravages de ce qu’il avait cautionné.

Ces réserves n’altérèrent pas sa révérence pour la musique de Puccini (excepté les œuvres légères) et il est certainement le chef qui transmit le plus scrupuleusement la tradition puccinienne apprise auprès du Maître à une nouvelle génération de chefs, en particulier Tullio Serafin et Victor De Sabata. C’est par eux que Puccini put échapper aux accusations de sentimentalisme racoleur que de jeunes contemporains lui avaient accolées. Ces chefs inspirés par Toscanini attestaient qu’une interprétation rigoureuse et précise de ses œuvres en livrait la substance et le juste poids d’émotion, selon une approche qui se retrouva ensuite chez un Sinopoli ou un Pappano.

Naturellement, Puccini compta autour de lui des compagnons de route remarquables et parfois pittoresques (Belasco ou Illica étaient des aventuriers autant que des écrivains). Ricordi et Toscanini, chacun en leur temps et avec leur caractère, eurent ceci en commun qu’ils révélèrent Puccini à lui-même. La confiance qu’il n’avait pas, ils l’eurent pour lui. De là la profondeur des blessures quand l’un ou l’autre se mettait à douter de lui. De là aussi l’humilité et l’attention extrême de Puccini à leurs conseils. C’est par eux que se modifie la réputation d’un compositeur volontiers solitaire aimant à martyriser ses librettistes, tel un Mussolini de l’opéra. Il est fort rare sans doute dans l’histoire de l’opéra de voir un compositeur offrir le meilleur de lui-même sous l’effet de l’amitié et de la confiance d’interlocuteurs qu’il considérait comme des égaux, et non comme de simples témoins de son génie.

LE HÉROS PUCCINIEN, OU LA REDEMPTION IMPOSSIBLE

Parler des personnages d’opéra est un exercice risqué. La tentation de tisser autour d’eux une toile psychologique est évidemment constante. Tosca est jalouse mais fragile, possessive mais maternelle, etc. La tentation psychanalytique rôde comme un renard autour du poulailler. N’est-ce pas un rapport problématique au père absent qui motive la cruauté de Turandot ? Toute cette rhétorique se construit censément à base de livrets dont on sait la brièveté et souvent la superficialité, voire la quête de sensations contredisant l’impératif de subtilité psychologique. La musique se surajoute à cela et exprime des affects que le texte réclame, à moins que ce ne soit l’inverse – fait très fréquent dans le cas de Puccini, qui « tenait » la mélodie avant le vers. Au fond, il faudrait laisser la psychologie des personnages aux interprètes eux-mêmes. Les chanteurs ont besoin de cette béquille sans doute pour entrer dans la peau des personnages. Leur imagination s’échauffe au contact de ces oripeaux parfois un peu légers, et la conviction de leur chant dépend de la crédibilité qu’eux-mêmes accordent à des personnages auxquels ils confèrent une épaisseur humaine débordant souvent ce qui était prévu par le compositeur. Quant aux metteurs en scène, ils se sont fait une spécialité d’extrapoler de tout le matériau littéraire et dramaturgique des pistes qui nourriront une présentation-interprétation volontiers éloignée de la littéralité, et empruntant aux prestiges de l’exégèse pour revendiquer le droit au contresens.

Pourtant, dans le cas de Puccini, un phénomène s’est produit qu’on n’observe pas chez d’autres compositeurs. De la succession des personnages de ses opéras a été déduite par les commentateurs une constante, une récurrence, confinant à l’archétype : celui de la « petite femme ». D’un opéra à l’autre s’est vérifié le modèle de cette femme dont l’intégrité et la passion est immolée sur l’autel de la cruauté des hommes ou de la violence du destin, les deux étant d’ailleurs assez identiques. Il y a là quelque chose de singulier qu’on ne retrouve pas chez Verdi ou Wagner, comme s’il existait une obsession de Puccini lui-même pour cette fragilité sacrifiée, prenant dès lors des visages différents recouvrant un archétype similaire, quand Mozart, par exemple, offre à la souffrance des femmes des issues bien différentes selon qu’on s’appelle Fiordiligi ou Pamina, quand Verdi traite le désert de l’amour d’une façon éminemment différenciée pour Gilda, Violetta ou Desdemona.

Cet archétype a son envers : la mort sacrificielle des femmes chez Puccini, l’exploitation mortifère de leur fragilité foncière, est le fait des hommes. Par exemple, la mort de Mimi par consomption est moins un fait médical que l’effet de la solitude et de la déception amoureuse infligées par Rodolfo. Tosca meurt d’avoir voulu sauver son peintre d’amant jusqu’au bout. Butterfly, de l’avoir attendu trop longtemps, etc.

C’est dire si l’homme puccinien est peu recommandable. Il semble pourtant que sur ces bougres les commentaires soient restés assez discrets, admettant régulièrement leur manque de substance et de colonne vertébrale, soulignant le cas échéant leur brutalité, mais n’entrant pas dans un détail dépassant la psychologie ordinaire, avec les limites qu’on a dites.

Sans doute Puccini a-t-il lui-même sa part de responsabilité. Après tout, il a repris à son compte sans s’embarrasser la tradition opératique assignant au ténor le rôle du héros (plus ou moins) flamboyant et au baryton celui du vilain, au mieux du comparse. Surtout, il a fait du couple ténor-soprano le cœur de sa dramaturgie, offrant ainsi sur scène une représentation très traditionnelle de la polarité homme-femme et embarquant les schémas assez banals de la littérature de son temps. La seule façon dont il s’est en somme soustrait à ces clichés, c’est en insufflant à ses personnages féminins une faille, une sorte de névrose du sacrifice, qui les exhausse.

A bien y regarder, son cheptel masculin n’offre pas l’homogénéité qu’on croit, y compris sur le plan vocal. Offre-t-il le fil rouge d’un archétype ? Oui, assurément. Si les femmes pucciniennes tendent à trouver dans la mort sacrificielle l’accomplissement de leur idéal, l’homme puccinien, lui, est condamné à chercher – souvent en vain – la rédemption.

La rédemption est, chez Puccini, une quête complexe et souvent inatteignable pour les personnages masculins. Lestés par une faute, un péché, un crime, ils cherchent le pardon, qui est retour à un état antérieur à la faute : de là, chez eux, le spectacle parfois hideux du repentir, ou l’expression de l’impuissance.

Cela se traduit par la récurrence prégnante chez Puccini de la scène d’adieux, moment où est captée l’essence de la quête de rédemption. Voici Des Grieux, dans Manon Lescaut, faisant en quelque sorte ses adieux à sa propre raison dans « Guardate, pazzo son », sombrant dans une folie désespérée alors qu’il se rend compte qu’il ne peut sauver Manon. Cet adieu douloureux exprime sa quête avortée de rédemption ; il reste impuissant face à la fatalité qui les sépare. Le caractère irrévocable de sa souffrance et de son échec est exprimé dans un ostinato funèbre. De même, dans Madama Butterfly, Pinkerton réalise, dans « Addio, fiorito asil », l’ampleur de la souffrance qu’il a causée à Butterfly. Ce bref adieu, empli de tension, ne suffit pas pour atteindre le pardon : sa trahison demeure irréparable, et sa « vilenie » (« ah, son vil »), reste une blessure irrémédiable. À l’inverse, Johnson (ou Ramerrez) dans La Fanciulla del West espère un illusoire rachat dans « Ch’ella mi creda libero e lontano ». Dans cet air aux allures de thrène, il souhaite que Minnie le croie libre même face à la mort, et c’est dans cet effacement même qu’il puise une possible dignité, rejoignant en cela étrangement certains personnages féminins de Puccini, pour qui l’issue mortelle est l’ultime guérison. Dick Johnson est l’un des rares exemples d’un personnage masculin puccinien qui trouve une véritable rédemption dans l’amour. Calaf naturellement est également de cette espèce, mais avec une ambiguïté supplémentaire, puisque sa rédemption est pavée par le suicide de Liù. Quelque chose de souillé empreint les effusions finales, comme dans Tristan le philtre corrompt autant qu’il élève.

Calaf © Archivio Storico Ricordi

A la scène d’adieu répond avec une récurrence aussi grande la scène de mort, ou de prélude à la mort. Dans cette clôture définitive se joue le rapport de l’homme puccinien à ses erreurs, et au poids de ses remords. Dans La Bohème, Rodolfo, accablé, assiste impuissant aux derniers instants de Mimi où silence et la douceur orchestrale, mais aussi la remémoration thématique de scènes heureuses, traduisent sa quête silencieuse d’un pardon auquel il n’aura accès qu’incomplètement, car Mimi meurt dans ses bras sans que rien ne soit soldé. Cavaradossi, dans Tosca, se prépare à mourir dans « E lucevan le stelle », qui est l’écho assez précis du duo du premier acte : là encore, la mémoire, loin d’être apaisement, est déchirement parce qu’elle souligne l’incomplétude et le regret, comme si une vie d’homme ne pouvait se terminer sans cette détresse de n’avoir pas assez aimé la vie, ou de n’en avoir pas fait un usage assez avisé. La résignation ne vient pas, et l’air s’effiloche en sanglots : quand viendra la mort, elle sera violente et brutale, sèche comme un coup de feu. A cette déchirure répond dans Il Tabarro, une confrontation finale entre Michele et Giorgetta placée sous le signe naturaliste de la mort : le cadavre enroulé dans la houppelande. Là encore, ce cadavre n’est que la figuration morbide d’un autre cadavre, celui de l’enfant mort de Michele et Giorgetta, blessure originelle dont elle a cru se sauver par l’amour et dont il pense se sauver par le meurtre.

Parce qu’ils sont hantés par quelque passé blessé ou douloureux, dont l’opéra montre l’occurrence (Pinkerton épousant Butterfly, la lâcheté de Rodolfo, la médiocrité de Des Grieux) ou ne laisse qu’apercevoir la cicatrice (le passé révolutionnaire de Cavaradossi, l’enfant mort de Michele), les hommes pucciniens sont des anti-héros rendus presque fous de douleur par l’impasse morale où ils se trouvent, et qui se heurtent au mur infranchissable de leur condition humaine. La mort alors ne leur est pas rédemption et le pardon leur est refusé. Il leur reste une sorte d’errance, qui est aussi une malédiction de l’échec. Les héros pucciniens sont presque tous de terribles ratés. Et lorsqu’ils ont embrassé le vice, qu’ils sont devenus de parfaits vilains comme Scarpia ou Jack Rance, ils traînent une libido embarrassante, qui ne leur réussit guère : le néant les rattrape.

Ce trait était marqué dès les premiers opéras de Puccini. Edgar, dans l’opéra du même nom, exprime son amour pour Fidelia et son regret dans « Addio, mio dolce amor ». Cependant, il semble tendre vers un pardon qui demeure hors de portée, renforçant l’impression d’un échec désastreux. De même, dans Le Villi, Roberto est entraîné dans une danse de mort par les esprits vengeurs, sans possibilité de se racheter. La musique fiévreuse de cette danse fatale dit assez son échec à échapper à son destin, et l’inéluctabilité de la punition. Ruggero, dans La Rondine, offre une version en aquarelle de cette poétique du ratage. Bien qu’il ne cherche pas explicitement le pardon, il vit une désillusion amère lorsque Magda le quitte pour préserver son avenir.

S’il a été possible de repérer dans les femmes pucciniennes l’archétype de la « petite femme » transcendant sa condition simple pour atteindre, par le sacrifice, au sublime du tragique, il n’est pas impossible de repérer chez les hommes pucciniens un syndrome, qui est celui de l’échec et de l’impossible rédemption. Nous n’irons pas à dire qu’à la « petite femme » répond le « pauvre type », mais enfin : il y a de ça tout de même.

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