Peut-on émettre un avis sur un chanteur à partir de son interprétation d’un seul air ? La question se pose à chaque finale de l’International Hans Gabor Belvedere Singing Competition. La règle y impose un unique extrait d’opéra par candidat, quelle que soit sa longueur – cette année, moins de 5 minutes pour« Come dal ciel precipita » ou près de 10 minutes pour la grande scène de Posa et l’air de Filippo II dans Don Carlo. Il suffit de trente secondes à un grand artiste, objecteront certains, pour marquer les esprits. Certes, mais les interprètes d’une telle envergure sont l’exception qui ne survient pas à chaque concours de chant, fût-il le « Wall Street des voix » – c’est ainsi qu’est souvent dénommé le Belvédère. Ainsi se présente cette 43e édition, sans figure majeure mais d’un niveau supérieur. Selon Holger Bleck, l’intendant général de la compétition, chacun des demi-finalistes est prêt pour une carrière professionnelle – ce qui est déjà le cas de bon nombre d’entre eux.
Donner son avis donc ? Non, mais partager des impressions – ou l’absence d’impression – en vrac, au gré du passage des 13 finalistes, sélectionnés parmi 135 candidats, eux-mêmes retenus à l’issue de 52 tours préliminaires avec, au total 840 chanteurs en lice, des quatre coins du monde.
© Janosch Abel
Regretter d’abord que Molly Dzangare se fourvoie dans « Ach, ich liebte, war so glücklich » de Die Entführung aus dem Serail. La qualité de la voix – la texture onctueuse du médium, sa longueur, son homogénéité – séduit dès les premières mesures. Mais cette richesse vocale se heurte à la virtuosité de l’air en même temps qu’elle expose une palette expressive limitée – la fureur lorsque Konstanze ne saurait se réduire à une virago.
Regretter aussi que Mark Kurmanbayev, basse kazakhe aux moyens incontestables, surjoue sa « Calomnia ». Grande est la tentation de forcer le trait pour impressionner ; la tactique est rarement payante d’autant que la musique de Rossini est suffisamment éloquente pour se passer de surajouts.
Somnoler tendrement lorsque Cecília Lund dévide la pelote de « Cara sposa » à la manière d’un oratorio, oubliant que l’opéra est aussi théâtre. L’étoffe est de celle dont se fabriquent les manteaux royaux, une soie sombre doublée de velours, mais l’émission en arrière prive de relief l’approche trop introspective d’un air supposé exprimer le désespoir de la lamentation amoureuse.
Se réjouir alors de l’entrée sur scène de Tessa Fackelmann, Rosine par le regard mutin avant même d’avoir ouvert la bouche. Le personnage est là dans sa tonalité originale, ourlé d’ombre par une voix agile de mezzo-soprano à laquelle il faudrait un vocabulaire belcantiste plus développé pour parachever le portrait de la fausse ingénue rossinienne.
Se dire qu’il est temps encore pour Ben Reisinger – temps de libérer un chant légèrement engorgé, d’estomper un vibratello trop présent et d’affiner l’usage de la voix mixte s’il veut que l’adieu à la vie de Lenski soit un pur moment de poésie, qui bouleverse par sa simplicité et sa sincérité.
Frémir face au Banco terrorisé de Lonwabo Mose. La basse sud-africaine a dans la voix des abimes de noirceur et de puissance, une pâte lisse, dense et homogène, qu’il applique en couches généreuses – mais pétrifiantes – sur le compagnon de Macbeth.
S’émerveiller du potentiel d’Ivan Lyvch dans « Il lacerato spirito » de Simon Boccanegra. 23 ans seulement et déjà apte au cantabile verdien – cette ligne de chant longue et soutenue, consubstantielle à la noblesse du phrasé. Trop jeune évidemment quand on sait combien sa tessiture veut de temps pour atteindre sa plénitude, mais déjà si prometteur.
S’amuser des minauderies d’Anastasiya Taratorkina. Juliette chez Gounod est-elle cette coquette d’une légèreté non de voix mais de ton, soucieuse avant tout de conquérir des cœurs dont on devine qu’elle les brisera. À contresens, la soprano allemande malmène la prosodie française, froisse parfois la justesse, et perd sa délicatesse dès qu’il lui faut franchir la barre de l’aigu, mais est-il possible de résister à un tel désir de séduire ?
Inviter Valeriia Gorbunova à la prudence lorsqu’elle met au service d’une Eboli sans concession un chant typique de l’école russe : placement de la voix dans le masque, émission si ouverte qu’elle en semble parfois béante, intensité dramatique, énergie rythmique impulsée par la vigueur des consonnes – une tendance à l’excès, avec des abus de poitrinage et des aigus proches du cri. qui fait l’héroïne verdienne moins princesse qu’épouse d’Ordralfabétix, le poissonnier du village d’Asterix. A 24 ans seulement, il serait dommage que trop de tempérament dissipe tant de talent. Un troisième prix l’encourage en ce sens.
Reconnaître l’art accompli de Tatev Baroyan, couronnée par le public et par le jury de la presse internationale (dont nous faisons partie). La soprano arménienne nage dans Puccini comme un poisson dans l’eau : douceur dans les attaques, timbre satiné, flexibilité de la ligne malgré les tensions de l’écriture, et juste graduation des émotions dans la conduite du récit. S’il faut des réserves – mais en faut-il ? –, s’interroger peut-être sur la personnalité de l’artiste, son aptitude à se démarquer pour entreprendre son ascension vers les sommets.
S’étonner de la maturité de Gosh Sargsya, basse arménienne de 28 ans, à laquelle seule fait défaut l’ampleur dans un « Ella giammai m’amo » transpercé de doutes et de souffrances. La voix semble d’abord claire, avant que l’interprète nous entraîne en dépit de sa jeunesse dans les tréfonds de l’âme du vieux roi. Alors le legato, la noblesse du tracé, les couleurs certes mais aussi la juste force expressive…
Valentina Pravdina © Janosch Abel
Atteindre l’extase belcantiste grâce à Valentina Pravdina. La prononciation française dans l’air de Louise constitue une marge indéniable de progrès rachetée par la fluidité du chant, la pureté d’émission, l’intention derrière chaque mot – la simplicité, la pudeur, le sourire, la joie … – et l’abondance d’effets réservés habituellement à un autre répertoire – à tort tant sont ici bienvenues les nuances tissées de notes filées, d’aigus immatériels, enflés ou diminués – et même une messa di voce à tomber en pâmoison. Un deuxième prix récompense la soprano russe (aux pieds de laquelle nous aurions déposé le premier).
Admirer enfin la manière dont Geon Kim, baryton sud-coréen à la carrière déjà amorcée, vient à bout de la longue scène de Posa, sans faillir, irréprochable – trop peut-être, mais le premier prix décerné par le jury est aussi motivé par les épreuves précédentes de cette 43e édition, auxquelles nous n’avons pas assisté*. D’où la question liminaire.
Un dernier paragraphe pour applaudir le Berner Symphonieorchester, ensemble orchestral de luxe placé sous la direction d’Artem Lonhinov, toute dévouée aux chanteurs – et annoncer la prochaine édition de l’International Hans Gabor Belvedere Singing Compétition début juin 2026 à Jurmala (pour la quatrième fois dans l’histoire du concours).
> Voir le palmarès détaillé
* Coïncidence amusante : le lauréat de l’édition précédente du Belvedere à Jurmala, Jungrae Noah Kim, partageait non seulement le même nom que celui de cette année, mais aussi la voix de baryton, la nationalité sud-coréenne, et avait lui aussi remporté le premier prix avec la scène de Posa.