Il existe plusieurs versions de la Passion selon Saint-Jean : celle qu’on entend moins souvent, dite version 1725 (l’originale date de 1724) se distingue de l’originale par un chœur d’ouverture différent (Oh Mensch, bewein dein Sünde groß) réutilisé en 1727 pour clore la première partie de la Passion selon Saint-Matthieu, un choral final différent, et l’ajout de quelques arias et chorals. On ne sait pas exactement pour quelles raisons Bach opéra ces modifications, on peut juste constater que cette deuxième version laisse une plus grande place aux chorals, et donc une implication plus grande du public des fidèles dans le commentaire du drame, une plus grande proximité avec le sort de Jésus.
La conception de Lionel Meunier s’écarte elle aussi des habitudes, qu’on en juge plutôt : un chœur disposé en arc de cercle autour de l’orchestre, des solistes qui s’avancent sur un proscénium pour chanter leur air mais s’en retournent avant même que l’orchestre ait terminé, pas de chef devant l’orchestre – le directeur musical est au milieu du chœur, tous les solistes issus du chœur, quasi anonymement (à l’exception de l’évangéliste), une volonté délibérée de simplicité et de modestie, à l’écart de tout vedettariat, tout à fait dans l’esprit de l’époque : faire le mieux qu’on peut avec les moyens du bord, pour la seule gloire de Dieu.
Il n’est pas certain que ces choix aient réellement contribué à la réussite musicale de la soirée, globalement décevante par rapport aux attentes, étant donné les qualités qu’on reconnait volontiers aux artistes ici impliqués. Certes le chœur Vox Luminis est d’une exceptionnelle précision, d’une très grande homogénéité dans chaque pupitre. Il parvient à chanter avec ferveur y compris dans les nuances les plus piano. Les interventions du chœur constituèrent d’ailleurs la colonne vertébrale de la soirée, sa part la plus solide. L’orchestre baroque de Fribourg est sans doute un des meilleurs pour ce type de répertoire ; mais les troupes réunies à Bruxelles ont plutôt donné l’impression de faire partie de l’équipe B de la phalange, ou souffraient de l’absence de chef devant elles. Des imprécisions dans les interventions solistes, des couleurs orchestrales peu imaginatives, une omniprésence de l’orgue et un clavecin à peu près inaudible sont les principaux reproches qu’on peut faire à la partie orchestrale. A son crédit, il faut tout de même mentionner la qualité de l’intervention de la viole de gambe de Juan Manuel Quintana et les efforts permanents de Petra Müllejans pour communiquer du regard avec Lionel Meunier et maintenir la cohésion entre chœur et orchestre.
Le choix de Lionel Meunier de s’attribuer le rôle de Jésus peut lui aussi être contesté : préoccupé bien légitimement de son rôle de chef de chœur, à grand renfort de mouvements corporels, de sa participation au pupitre des basses, de sa connexion avec la concertmeisterin, il peine à trouver la sérénité que requiert le rôle symboliquement si important, et sa technique vocale n’est pas non plus à la hauteur des attentes : diction allemande approximative et ligne vocale peu soutenue. On soulignera en revanche les magnifiques interprétations du ténor Raphael Höhn, dans le rôle de l’évangéliste, très nuancé, très humain, précis et dynamique dans ses enchaînements, et d’Alexander Chance, membre du chœur à qui sont confiés les airs d’alto, et qui impressionne par son implication dramatique, sa voix parfaitement timbrée, son énergie, son ardeur juvénile et sa maîtrise du style. Son interprétation du Es ist vollbracht restera dans toutes les mémoires. On passera sous silence les interventions du ténor, (technique insuffisante face aux difficultés de la partition). Du côté des sopranes, le premier air a été confié à Erika Tandiono, voix très agréable, et le second à Viola Blache, particulièrement émouvante. La basse Sebastien Myrus interprète très honorablement les parties solistes qui lui sont dévolues, de même que Laurent Najbauer dans le rôle de Ponce Pilate, et de Vincent De Soomer dans celui de Pierre.