Fidèle à l’esprit de Berlioz, transformer La Damnation de Faust en un événement musical total, loin du carcan de l’opéra traditionnel, assumer la fragmentation du récit, débarrasser Faust de ses oripeaux de savant romantique, le transmuter en adolescent attardé, avatar d’une jeunesse en perte de repères, réfugié dans un cocon d’enfance envahi de peluches inertes, pour in fine proposer une lecture du drame aussi sensorielle que mentale, où la musique, plus que Dieu ou le diable, rend le verdict final. Tel est en résumé le projet de cette nouvelle production du chef d’œuvre de Berlioz au Théâtre des Champs-Elysées, exposé dans le programme par Silvia Costa – considérée comme l’une des metteuses en scène qui contribuent à « réinventer l’opéra » aujourd’hui » (sic). De la théorie à la pratique, il y a hélas un abîme plus vertigineux encore que celui dans lequel Faust est précipité au terme de sa course.
La pauvreté du décor, l’indigence des lumières, la laideur des costumes, l’inertie scénique à laquelle sont condamnés les artistes du chœur comme les solistes, l’incapacité à évoquer les lieux de l’action, à engendrer les images suggérées par la partition n’ont d’égal que l’absence d’idées – jusqu’à l’orchestre placé sur le plateau en deuxième partie comme pour conforter le cliché tenace selon lequel La Damnation de Faust n’est pas un opéra. Verdict au moment des saluts : un accueil réservé à l’équipe scénique d’une magnitude de sept sur l’échelle des huées, qui en compte neuf.
© Vincent Pontet
Si encore, fermant les yeux, il nous était donné de nous immerger dans une des musiques les plus imaginatives qui soit mais Les Siècles semblent vouloir démentir la réputation d’orchestrateur de Berlioz. Limite d’une interprétation sur instruments historiques ? Ni couleurs – oriflamme en berne dans la Marche hongroise –, ni transparence – danse des esprits dépouillée de mystère et de magie –, ni souplesse, ni précision pour alterner murmure pastoral, scènes intimes et éclats démoniaques, mais acidité et chétivité qui font le pandæmonium, si impressionnant d’ordinaire, tempête dans un verre d’eau.
Même le chœur et la maîtrise de Radio France, certes malmenés par le dispositif scénique – cantonné dans la coulisse où contraint à des mouvements stériles – perdent pied. Peuple, soldats, étudiants, anges, démons chantent à l’identique, sans souci d’intention et de nuance, noyés dans une masse souvent confuse.
Donner à ressentir les changements d’espace et d’action, maîtriser les transitions, enchaîner les scènes de manière presque cinématographique telles que Berlioz les a conçues, surmonter l’enchevêtrement des rythmes, des métriques changeantes et des effets sont autant d’écueils que ne parvient pas encore à surmonter Jakob Lehmann, aux prises avec une partition aux enjeux trop complexes pour sa jeunesse, si prometteuse soit-elle.
Nul ne sort indemne du naufrage. Ni Thomas Dolié, interprète pourtant reconnu de la mélodie française, inintelligible dans la chanson de Brander. Ni Christian Van Horn, grande basse à la toison trop épaisse pour Méphistophélès, égaré dans un rôle dont lui échappent le texte, les intentions et les subtilités – le rire grinçant de la chanson de la puce, la poésie de « Voici des roses », l’ironie grivoise de la sérénade. Ni Victoria Karkacheva, Marguerite dotée d’une belle ligne de chant et d’une homogénéité irréprochable des registres, jeune mezzo-soprano déjà invitée sur les plus grandes scènes – Charlotte à Milan, Carmen à Vienne et Paris – mais desservie par l’entourage musical et scénique. Ni même Benjamin Bernheim, si attendu dans ce Faust Berliozien, modèle de diction française une fois encore, mais comme privé de l’éloquence, de la demi-teinte et de la musicalité qui dans ce répertoire le rendent unique. Les aigus meurtriers du duo d’amour surmontés avec élégance et l’éblouissante montée d’intensité dans l’Invocation à la nature ne suffisent pas à empêcher le ténor d’être lui aussi entraîné dans la chute.