Le dernier grand chef d’œuvre de l’opéra bouffe peut-il engendrer la mélancolie ? Le rire abrite-t-il les larmes ? Difficile de dire, au bout du compte, si Ruggero Cappuccio répond par « oui, mais » ou par « non, mais » dans cette nouvelle mise en scène de Don Pasquale. Le vieux barbon devient une victime du temps passé, aussi inexorable que le mouvement de l’immense balancier d’une horloge invisible qui débute et clôt l’opéra. Cette mélancolie, le metteur en scène la saupoudre un peu partout, y compris dans la projection d’élégantes photographies en noir et blanc présentant des vues de Rome, où se déroule l’action. Mais pourtant les photographies très léchée d’un escarpin posé sur des cerises dans l’air d’entrée, d’une grande poupée un peu plus tard, ou encore d’une espèce de napperon du plus mauvais effet projetée sur le fond de la scène, comme une toile d’araignée en dentelle, viennent contrebalancer la première impression. La mise en scène ne lésine pas sur les contrastes, baignant l’ensemble dans une lumière très vive et multipliant les tableaux aux couleurs parfois crues. L’ensemble est plaisant, ingénieux sans être révolutionnaire, efficace sans être outrancier.
Pour la comédie, que les interprètes jouent avec plus ou moins de bonheur, tout cela reste bien sage. Trois valets virevoltants, cocasses et élastiques s’occupent de l’infortuné Don Pasquale non sans affection, lui versant des gouttes si la tension monte ou en essayant de canaliser la fureur de la jeune et fausse épouse du vieux barbon. Chez les Malatesta, en parallèle, trois servantes s’appliquent à décliner les travaux ménagers avec application et ne s’en laissent pas compter par les valets précités. Des idées sympathiques, qui ne forcent pas le trait, mais qui font juste sourire malgré le talent de ces mimes tout de blanc vêtus et quasiment omniprésents. Le reste des costumes est inventif et réussi, même si le mauvais goût y trouve parfois sa place (la robe improbable mi vamp-mi pharaonne de Norina au dernier acte).
Alors d’où nous vient donc ce sentiment doux-amer puisque la mise en scène n’en est pas seule la cause ? Des interprètes ? Deux distributions se partagent l’affiche pour les 7 représentations de l’œuvre et ce 19 juin, il s’agissait de la seconde devant une salle, hélas, à moitié vide. Curieusement, pour remplacer le ténor prévu initialement (Edgardo Rocha) et qui a déclaré forfait, on n’a pas fait appel au ténor de la distribution « A » (Joel Prieto) mais à un remplaçant au pied levé, Daniele Zanfardino. Ce dernier, doté d’un timbre de voix plutôt adapté au rôle, fait de son mieux compte tenu des circonstances, mais se révèle un cran nettement au-dessous de ses comparses, avec notamment une projection très limitée et un chant assez avare de nuances. Pourtant conclu par un suraigu, son grand air, lui-même très mélancolique, « Cerchero lontana terra » tombe à plat et est accueilli froidement. Andrea Concetti est un Don Pasquale gauche et malhabile. Il rend le barbon touchant en incarnant sans trop forcer le trait, la détresse d’un vieil homme humilié. Plus proche du baryton que de la basse, avec quelques limites dans le registre grave, il déploie néanmoins de beaux moyens qu’il sait utiliser avec intelligence et emporte finalement l’adhésion. Point de tristesse chez le docteur Malatesta, dont Alessandro Luongo dresse un portrait un peu froid, mais non sans caractère. Très sonore, le jeune baryton à la diction parfaite ne rencontre aucune difficulté et son duo avec Don Pasquale (« Cheti, cheti ») est l’un des grands moments de la soirée. Pas davantage de soupirs chez la Norina espiègle et un rien garce (magnifique « Quel guardo il cavaliere ») de Rosa Feola. Une voix taillée pour le rôle, moins légère néanmoins que ce que l’on entend parfois pour Norina, à l’aise dans toute la largeur de la tessiture, excellente comédienne, elle est la grande triomphatrice de la soirée. Elle campe à merveille un personnage finalement assez insupportable dans ses extravagances, dont l’attirail de vamp des années 20-30 au 3e acte n’est pas le moins caricatural, jusqu’à la fameuse gifle qui renverse littéralement Don Pasquale sur la table. Quelle poigne ! Enfin, le chœur, correct, s’amuse visiblement dans sa très brève intervention.
Non, décidément, cette forme de mélancolie dont on cherche toute la soirée la cause vient d’ailleurs. Elle sort, laborieuse, alanguie, de la fosse d’orchestre. On n’accusera certainement pas Bruno Campanella de ne pas connaître sur le bout de la baguette son Don Pasquale, qu’il a dirigé un peu partout depuis des décennies et qui figure au cœur de son répertoire. Mais c’est bien lui qui gomme de fait toute la dimension buffa de l’œuvre. L’ouverture débute par un éclat de rire bien jaune, et n’en finit pas de faire du surplace. Les tempi choisis varient sans cesse, jusqu’à mettre en difficulté le ténor qui, comme on l’a vu, n’a pas besoin de cela, et qui frôle l’accident, faute d’une indication suffisamment précise. De l’orchestre, on entend de beaux moments de poésie (le célébrissime solo de trompette qui ouvre le 2e acte), mais aussi des baisses de tension et quelques approximations dans les attaques. Et si finalement la mélancolie, voire la tristesse, c’était simplement l’ennui qu’engendre la routine ? Impossible avec Don Pasquale ! Et pourtant…