Depuis un premier couplage (inversé) au Metropolitan Opera en décembre 1893, Cavalleria rusticana et Pagliacci sont généralement donnés l’un à la suite de l’autre, mais plus rarement avec le même ténor. Turiddu est plutôt distribué à des ténors spinto à la voix large, tandis que Canio peut être chanté par des voix plus lyriques. Roberto Alagna fait partie des rares chanteurs capables d’assurer les deux rôles dans la même soirée. En Turiddu, le ténor affiche une voix toujours aussi fraîche, sans problèmes de projection et à l’aigu brillant mais quand même moins percutant que celui d’un spinto. La diction est impeccable, avec une belle musicalité. Dramatiquement, Alagna tente de renouveler le personnage. Turiddu n’est plus un joli coeur macho, égoïste et sans beaucoup de scrupules. C’est plutôt un jeune homme sincèrement désolé des peines de Santuzza, mais irrésistiblement attiré vers Lola. Effectivement, on peut voir la situation dramatique comme cornélienne : Lola et Turridu s’aimaient avant le départ de ce dernier pour l’armée ; à son retour, la place est prise mais on ne peut pas lutter contre l’amour. Après tout, ce serait la situation de Roméo et Juliette si la jeune fille avait eu le temps d’épouser Tybalt. Le choix reste tout de même discutable, tant la musique nous semble davantage correspondre à des instincts plus prosaïques (en témoigne la ballade de Lola, digne de l’allumeuse qu’elle est, puisque c’est la jalousie envers Santuzza qui l’a conduite à séduire à nouveau Turridu). En revanche, ce parti cadre bien avec l’approche musicale du ténor français. A ses côtés, Ekaterina Semenchuk ne semble pas avoir de telles préoccupations intellectuelles : le personnage est générique, certes pas romantique, mais pas davantage vériste. Le mezzo biélorusse peut compter sur un timbre superbe et une voix d’une qualité égale sur toute la tessiture, mais les aigus ne sont guère percutants : or, dans ce style de musique, ils n’ont pas une fonction décorative, mais bien dramatique. Le désespoir ou la colère finissent ici par être exprimés de manière insuffisante. George Gagnidze campe un Alfio scéniquement bien caractérisé, mais le chant manque de variété, de couleurs. La Lola de Rihab Chaieb offre un beau timbre, une parfaite musicalité et un engagement scénique impeccable. Jane Bunnell, en revanche, campe une Mamma Lucia trop discrète. La mise en scène de David McVicar est excessivement stylisée. Dans l’opéra vériste, il est assez incongru de voir danser sur la musique (ce qui est déjà souvent insupportable dans le Rossini bouffe !) . Le metteur en scène cède également à la mode de actuelle de représenter hommes et femmes comme des ennemis, situation à laquelle nous aurons droit à nouveau le lendemain pour Il Trovatore (on se demande dans quel monde ces gens vivent). Plastiquement, le décor est sobre et superbe, subtilement éclairé, mais l’ouvrage semble se passer la nuit… et non le matin de Pâques (à moins que l’action ne soit transposée dans l’hémisphère sud).
© Ken Howard/Metropolitan Opera
Pour Pagliacci, McVicar utilise le même fond de décors, de jour cette fois et, effectivement, entre ces deux opéras, c’est le jour et la nuit à tous points de vue. L’action est transposée après guerre. McVicar y ajoute des éléments burlesques, dont trois rôles muets, calqués sur les Three Stooges, qui animeront avec drôlerie le spectacle final. On est moins convaincu par l’apparition de Tonio en costume à paillettes, micro à la main, pour le prologue devant le rideau. Ici, McVicar fait la même erreur que Zeffirelli dans la production précédente : c’est Leoncavallo qui s’exprime au travers de de Tonio dans une géniale mise en abyme. Son apparence physique ne doit pas évoquer celle d’un artiste, mais la banalité de tout un chacun. Scéniquement, Alagna renouvelle ici encore l’approche classique. Son Canio est un artiste fragile, presque bipolaire, touchant dans ses pitoyables imitations chaplinesques, d’une fausse jovialité quand il discute avec les villageois (qui sont avant tout de possible clients qu’il tente de séduire). Vocalement, la réussite est indéniable, la voix se moulant parfaitement dans le personnage. Dans l’absolu, la voix d’Aleksandra Kurzak manque un peu de largeur, mais la musicalité et l’intelligence de la soprano emportent l’adhésion. Scéniquement, le personnage est impeccablement caractérisé. George Gagnidze campe là encore un personnage scéniquement assez subtil, mais l’interprétation vocale reste plus sommaire. Vocalement, le Beppe d’Andrew Bidlack est sympathique, sonore, mais avec un aigu un peu à l’arrachée. Leoncavallo n’a pas gâté l’interprète de Silvio, et il faut un chanteur exceptionnel pour faire passer certains tunnels. Remplaçant Alessio Arduini souffrant, Alexey Lavrov fait le job. La direction de Nicola Luisotti nous a paru un peu trop raffinée, offrant des douceurs là où l’on attenddu piment. Très sollicités, les choeurs du Metropolitan sont absolument royaux.