Quand c’est trop moderne ou détourné, on grince des dents, alors ne boudons pas notre plaisir. Avec le metteur en scène Arnaud Bernard, on sait où l’on met les pieds. Ce n’est peut-être pas très novateur, il reprend toujours un peu les mêmes ficelles (arrêts sur image, éléments suspendus vers les cintres…). Mais son art de composer des tableaux, de faire bouger les foules même réduites, d’occuper les choristes et figurants et de diriger bien sûr les rôles principaux est tout à fait intact. On se souvient, notamment, de son admirable production de La Bohème aux arènes de Vérone en 2005 et 2011. On retrouve ici son plaisir évident d’utiliser des costumes d’époque (d’après diverses gravures anciennes pour Bajazet), de faire du « théâtre dans le théâtre » (nous sommes dans les coulisses de la Comédie Française, et l’on aperçoit à droite la scène et la salle du théâtre), et de jouer en même temps avec les dates, puisqu’il a déplacé l’époque au moment de la création, donc au début du XXe siècle. Les décors qu’il a conçus avec Virgile Koering et les costumes de Carla Ricotti sont tout à fait agréables et cohérents avec l’ensemble de ce spectacle chatoyant.
Arnaud Bernard, à l’origine également violoniste, est tout particulièrement respectueux des partitions, qui forment la base de son travail. Il s’efforce avant tout de garder l’esprit de l’œuvre, car pour lui, « l’architecture de la musique doit toujours sous-tendre l’architecture de la mise en scène » *. Adriana Lecouvreur dépeint la vie des acteurs, leurs rapports « avec des rivalités et des jalousies, mais restant néanmoins simples, nets et droits, et un autre monde plus superficiel, fait d‘intrigues ». Il s’agit donc selon lui d’un « hommage aux métiers de théâtre, mais également aux rapports humains qu’il y a dans ce métier ». Sa direction d’acteurs est très fouillée, mais laisse à chacun sa liberté : « Il faut que les acteurs soient eux-mêmes, et naturels ». Derrière cet énorme travail, il y a toujours une grande humilité : « la mise en scène d’opéra est un acte autant musical que théâtral et littéraire, et elle est forte quand on ne la voit pas ».
Tout cela crée des images puissantes. Celle d’une des maquettes de travail où une énorme automobile occupait l’espace au deuxième acte n’a pas été conservée. Mais les « arrêts sur image » isolant des personnages qui continuent de chanter et de bouger sont appréciés à condition de ne pas trop en abuser. Et surtout, la fin, quand Adriana, morte, se dirige vers la scène où elle a connu ses triomphes et salue une dernière fois son public, est de celles qui laisseront un souvenir durable.
C’est dans ce cadre, qui semble bien lui convenir, qu’Elena Moșuc construit un personnage tout à fait convaincant. Bien sûr, elle n’a pas la prestance ni les attitudes de divas comme Joan Sutherland ou Montserrat Caballe, elle n’a pas non plus la finesse de Renata Scotto ou de Mirella Freni, mais elle ne cherche pas à imiter, et campe une Adriana qui lui corresponde, à la fois plausible et touchante. Son air d’entrée, avec sa partie parlée, est notamment très réussi, même s’il apparaît un peu trop comme un étalage de technique vocale, avec des crescendos et diminuendos savamment étudiés. Vocalement, la voix a certainement gagné dans le médium et dans le grave, ce qui était indispensable pour pouvoir aborder ce rôle, où la cantatrice excelle tant dans la puissance des forte que dans des moments plus doux avec des notes filées. Mais dans tous les cas, elle s’intègre parfaitement dans la production et donne une réplique solide à ses partenaires. Le seul point où elle m’a paru ne pas convaincre totalement, est le côté grande amoureuse et croqueuse d’hommes d’Adriana. C’est peut-être là – elle n’est certainement pas assez « diva » – qu’est la seule faiblesse de sa démonstration.
Adriana Lecouvreur, c’est aussi la rencontre du monde du pouvoir et du monde du spectacle, qui sont souvent si liés, encore aujourd’hui. Mais comme le souligne Arnaud Bernard, l’œuvre est un mélange de vérisme, de réalisme et de naturalisme. Faut-il pour autant que le ténor Luciano Ganci chante tout fortissimo y compris ses duos avec Adriana, qu’il force elle aussi à hurler ? Ajoutons attaques violentes, ports de voix, coups de glotte et un style peu soigné (« La dolcissima effigie »). Et si le public a l’air d’apprécier, la musique n’y trouve pas son compte. Cela est d’autant plus pénible à entendre qu’aucun autre interprète ne fait une telle chasse aux décibels. Et si Anna Maria Chiuri (la princesse de Bouillon) ne m’a guère subjugué par son manque de charisme, elle assure néanmoins plutôt bien le deuxième acte. En revanche, tous les autres rôles sont délicieusement tenus, par des acteurs qui déploient toutes les facettes de talents multiples. Citons tout particulièrement Mario Cassi, qui est un Michonnet parfait, tout en nuances, insufflant au rôle toute la gamme possible des sentiments d’une voix musicale soignée à l’école mozartienne, et Pierre Derhet (l’abbé de Chazeuil), comédien épatant aux très jolies voix et ligne de chant, et à l’articulation parfaite. La direction de Christopher Franklin est vive et souvent endiablée (on pense par moments au Falstaff de Verdi et à certains Puccini), mais certainement son orchestre pourrait être plus brillant sans être aussi assourdissant.
* Les citations d’Arnaud Bernard sont extraites de Libretto, l’émission de radio de l’Opéra Royal de Wallonie.