Après le drame de Caterina Cornaro le festival Donizetti 2025 propose une soirée où deux farse sont réunies. Ce vocable italien désigne les œuvres courtes qui étaient d’abord destinées à « farcir », c’est-à-dire à remplir les intervalles entre les actes des opéras « sérieux » selon une pratique en vogue au XVIIIe siècle, avant de prendre leur autonomie. Pour varier les plaisirs du spectateur ébranlé par la représentation d’une action tragique, ces intermèdes étaient bouffons ou visaient à l’être. A Bergame Il campanello et Deux hommes et une femme se succèdent dans l’ordre chronologique de leur composition et de leur création.
La particularité du premier est qu’il est tout entier – paroles et musique – à Donizetti, qui en mai 1836 se fit librettiste en quelques jours pour venir à la rescousse de la troupe du Teatro Nuovo de Naples, alors menacé de faillite. Il s’inspira d’une comédie-vaudeville créée à Paris en 1835, intitulée La sonnette de nuit signée Brunswick, Barthélemy et Lhérie, (qu’on peut lire sur le site de Gallica), la traduisit en l’émondant et transcrivit en dialecte napolitain les interventions du buffo. Pour la reprise de mai 1837 au Teatro del Fondo, l’italien remplaça le dialecte, les dialogues devinrent des récitatifs accompagnés et l’air d’Orsini « Il segreto per essere felice » de Lucrezia Borgia fut remplacé par une romance du recueil Nuits d’été à Pausilippe. C’est cette version qui est donnée pour ce festival 2025.
Le deuxième ouvrage, Donizetti ne le vit jamais représenté. Arrivé à Paris en 1838 il le composa, à la demande de l’Opéra-Comique, sur le livret de Gustave Vaëz, librettiste débutant mais déjà réputé comme auteur de comédies. Une suite d’impondérables empêchèrent la création, tant à Paris qu’à Naples, où Donizetti envisagea en 1841 qu’elle eût lieu en italien. Deux hommes et une femme fut finalement présenté en 1860 à l’Opéra-Comique alors que Donizetti était mort depuis douze ans.
Comment réunir ces deux œuvres a priori si disparates ? Dans la première, près de Naples, un riche pharmacien imbu de lui-même sera tenu en échec par un rival impudent qui l’empêchera, par des expédients comiques, d’entrer dans le lit conjugal pour mieux l’y précéder. Dans la deuxième une femme qui croit que son mari brutal est mort dans un naufrage s’est remariée avec un homme qu’elle tyrannise. Or le premier a survécu, au loin, et lui aussi la croit morte dans un incendie. Désireux de se remarier il revient en France pour se procurer le certificat de sa première union. Ils se revoient donc mais elle refuse de le reconnaître car elle devrait reprendre la vie conjugale sous sa férule. Or il ne veut plus d’elle, et le deuxième mari aimerait échapper à cette mégère. Mystifiée par le premier elle lui abandonne le précieux document. Le deuxième, croyant qu’elle a choisi le premier, se rend compte qu’il tient trop à elle pour l’abandonner. Il décide de rester et de suivre désormais les conseils du premier : il traitera sa femme avec fermeté, sans aller toutefois jusqu’à la battre pour qu’elle sache qui est le maître.
Comment relier ces deux œuvres ? L’ingéniosité du moyen saute aux yeux quand on découvre le décor conçu par Serena Rocco, qui accole la pharmacie et l’hôtel. Il a des chambres en retrait dont les fenêtres donnent sur la terrasse depuis laquelle Rita, la patronne, observe en contrebas, pendant Il campanello, les invités de la noce – qui se déroule dans son établissement mitoyen de la pharmacie – attablés devant le bar ouvert sur la rue. A moins qu’elle ne surveille un serveur ni très rapide ni très adroit dont on découvrira qu’il n’est autre que Peppe, son mari souffre-douleur. Derrière le bar un employé qui sera aussi le gardien de nuit de l’hôtel où le pharmacien, cela va de soi, a réservé des chambres, pour sa belle-mère, lui et sa femme ; hôtel où Gasparo, le premier mari, désormais installé au Canada, arrivera avec sa compagne, un personnage ajouté.
© Gianfranco Rota
Réfractaire par principe à ces ajouts, nous admettons bien volontiers qu’il a sa pertinence dramatique : sa présence, bien que muette, est particulièrement éloquente. Cette femme imposante a des manifestations d’impatience qui suggèrent que Gasparo a trouvé son maître en matière d’autorité. Cela dédramatise heureusement ce que son discours sur la méthode coup de poing pour assurer la paix du ménage pourrait avoir d’insupportable. De même la mère de la mariée, qui dans la comédie française fait des compliments conventionnels à son gendre, se comporte ici comme si elle cherchait à combler des retards d’affection masculine, ou lâchait la bride à un riche tempérament que la circonstance émoustille. Ces choix de Stefania Bonfadelli, qui interprète les données pour qu’elles s’accordent à la transposition temporelle – la fin des années soixante du siècle dernier, à en juger par les costumes ? – et donc la libération des comportements, sont validés par leur efficacité comique. Ainsi l’oie blanche qui ne supportait pas l’infidélité d’Enrico ne tarde pas à retomber sous le charme du bagout de ce tombeur impénitent. Tandis que son mari est retenu à la pharmacie, elle se donne du bon temps avec Enrico, et quand le pharmacien part pour Rome, leurs ombres chinoises trahissent une sarabande érotique débridée. Pour empêcher le pharmacien d’accéder à la chambre nuptiale Enrico s’est servi de la loi qui oblige les pharmaciens à délivrer eux-mêmes les médicaments en se présentant une fois comme un jeune fêtard français, puis comme un chanteur lyrique, enfin comme le vieux mari d’une vieille affectée de tant de maux que le pharmacien devra lui préparer une ordonnance interminable. L’inspiration pour le deuxième personnage est évidemment Luciano Pavarotti, clin d’œil parfaitement en situation. Le dernier aurait-il dû être une vieille, comme l’indiquent les paroles du livret ? On a peine à imaginer la difficulté que représenterait pour un chanteur de devoir chanter en voix de fausset plusieurs tirades composées d’énumérations à débiter rapidement, dont l’interprète s’acquitte magistralement. Ces trois mystifications propices à tous les débordements restent sous contrôle et c’est peut-être cette mesure qui est la principale qualité de cette approche : adapter, mais pas trop, pour garder aux œuvres la saveur de leur caractère original sans le dévergonder.
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La distribution des deux farces appelle des éloges, à commencer par les choristes de l’Académie de La Scala, qui représentent les invités au mariage, et en tenant compte que la majorité des interprètes sont des élèves de la Bottega Donizetti, l’Académie du Festival. Dans l’ordre de la distribution Lucrezia Tacchi est la mariée, dotée d’un duo avec son ex et de retour en scène pour le départ du pharmacien. La séduction est évidente mais le charme vocal gagnera à être travaillé davantage. Eleonora de Prez cisèle la moindre syllabe de son personnage comique de belle-mère envahissante et lui donne ainsi toute son étendue. Le mari impatient et frustré n’est pas ici un personnage ridicule en soi, même si on peut le trouver un peu compassé, mais une victime de la ruse d’un rival astucieux. La voix de Pier Paolo Martella a un aplomb, une projection, une souplesse et une volubilité qui régalent. Francesco Bossi, dans le rôle multiple du séducteur Enrico – militaire en permission, apprenti comédien en répétition – a toute la désinvolture scénique souhaitable et se tire haut la main des vocalises du pseudo-chanteur d’opéra et du défi pour l’agilité phonatoire que constitue l’ordonnance qu’il débite impeccablement. Acteur et chanteur polyvalent, Giovanni Dragano est Spiridione, l’employé derrière le bar.
On le retrouve dans l’hôtel de Rita, inséré en somnambule qui reprend une mélodie et en veilleur de nuit bien peu vigilant car très détendu par le cannabis. Rita, la femme peut-être aigrie par son premier mariage et bien décidée à avoir le dessus sur son deuxième mari, trouve en Cristina De Carolis une interprète sachant alterner la brutalité et l’abandon quand l’introspection et l’indécision désarment sa vivacité, rendant crédible les changements d’humeur du personnage. Son souffre-douleur, ce deuxième mari trop soumis, est incarné par le ténor Cristobal Campos Marin, dont la corpulence certaine ne fait pas à priori une proie facile, mais dont la souplesse et l’étendue vocale lui permettent de soupirer de façon convaincante avant de frimer – en écho à Nemorino – à la perspective d’échapper au dragon. Reste le premier mari, le brutal disparu qui refait surface. Son entrée décidée sur scène renseigne sur une vigueur physique retrouvée, et quand il ouvrira la bouche le bonheur sera de le retrouver avec la santé vocale qu’on lui connaissait. Alessandro Corbelli, le vétéran au milieu de cette génération d’interprètes, est un phare qui illumine le plateau : la clarté de son élocution, la perfection de sa diction du français – auprès de laquelle celle des autres interprètes sonne largement perfectible – la fermeté impeccable de l’émission, l’infaillibilité des nuances, et cette vis comica qui lui permet d’obtenir des effets majeurs avec un ascétisme exemplaire des moyens, sa présence à elle seule est un véritable bonheur et le public le lui fera savoir !
Dans la fosse Enrico Pagano dirige avec la nervosité et la subtilité idoines ces compositions destinées à accompagner le sourire provoqué par les situations. Il est admirablement secondé au pianoforte par Ugo Mahieux. Le succès des musiciens et des chanteurs précède celui réservé à l’équipe de la réalisation scénique, entièrement féminine. Décidément, comme dit Gasparo, le monde a bien changé !
© Gianfranco Rota
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