Pas moins de neuf concerts, outre la production de Pompeo Magno, sont au programme de cette cinquième édition du Festival d’opéra baroque de Bayreuth. Le 10 septembre, le théâtre des Margraves, toujours aussi beau dans ses harmonies de turquoise et d’or, accueillait Julia Lezhneva et Franco Fagioli, accompagnés par l’Orchestre de l’opéra royal de Versailles, placé sous la direction vibrionnante de Stefan Plewniak. Le public était au rendez-vous pour ces deux chanteurs qui ont déjà fait les beaux soirs du festival. Etaient-ils émus à la pensée de se confronter à eux-mêmes, comme pourrait l’être un athlète revenant sur les lieux qui l’ont vu naguère triompher ? Et les auditeurs, prêts à accepter que ce concert déçoive leurs attentes ?
Après l’entrée théâtrale de l’orchestre sur une marche empreinte de l’empois Grand Siècle, les musiciens donnent l’ouverture du Polifemo de Porpora, représenté à Versailles en 2024. C’est l’expressionnisme du chef qui retient l’attention, plus que le caractère qu’il imprime à la musique. Puis entre Franco Fagioli, pour le récitatif « Oh volesser gli Dei » et l’air « Dolci, fresche aurette », et on se prend à penser au temps qui passe, à une méforme, à un échauffement insuffisant, parce que la rapidité de l’émission semble moins fluide, alors que la messa di voce initiale a été impeccable et que l’ impact expressif, lorsque la voix sonne à nu, est toujours aussi précis. Julia Lezhneva, dans « Aci, amato bene » et « Smanie d’ affanno, ah, perché mai » plante d’emblée ses banderilles : la maîtrise de l’émission, dans le contrôle de l’intensité sonore, comme la perfection du trille et le pathétique du lamento ont fait de nous des proies qui s’abandonnent à cette ravisseuse au visage angélique. L’air d’ Aci « Nel attendere mio bene » semble confirmer que la vélocité de l’émission de Franco Fagioli n’est pas, ce soir, aussi stupéfiante qu’on a pu la connaître, mais il monte toujours aisément dans l’aigu et trille brillamment lui aussi. Julia Lezhneva revient pour le récitatif « Se del primo amor mio » et l’air « Ascoltar, no, non ti voglio » ; la douceur plaintive a laissé place à une fermeté qui débouche sur un tourbillon vocal dont l’ardeur semble rivaliser avec celui de l’orchestre. Sur sa lancée, les musiciens interprètent le concerto en ré majeur de Corelli ; l’exécution est impeccable de virtuosité, en dépit du train d’enfer que lui imprime un Stefan Plewniak survolté, et le public applaudit vigoureusement la performance. Vient ensuite le premier duo, toujours du Polifemo de Porpora, « Qual mai più dolce stato » et « Tacito movi e tardo », où se succèdent les vagues de gorgheggi, de trilles, de volate, avec encore la magie du moment où, l’accompagnement suspendu, les voix nues décrivent leurs courbes, se suspendent, et se réunissent pour mourir ensemble.
La seconde partie du concert débute par l’ouverture du Rinaldo de Haendel aussi enlevée que souhaitable. Franco Fagioli entame alors un de ses chevaux de bataille, le récitatif « E vivo ancora » et l’air « Scherza infida ». Et l’expressivité nous semble manquer de noblesse, exprimer moins la douleur que le ressentiment, jusqu’à la première reprise, et alors nous allons percevoir la justesse, la pertinence de cette interprétation, qui d’une reprise à l’autre, nuance, colore, affine, approfondit, avec une sobriété où le trille splendide n’est que l’exhalaison qui rend encore plus déchirante cette expression dépouillée de la douleur. Le changement de climat est vif, avec l’air d’ Agrippina du Britannico de Graun, compositeur dont elle a enregistré un choix d’extraits, que Julia Lezhneva met régulièrement à ses concerts. C’est un festival de roulades, sauts, volutes, fusées, sans autre fin qu’elles-mêmes, on pourrait dire que c’est l’exploit d’un gosier s’il n’y avait, pour permettre cette orfèvrerie de précision, la conquête d’une technique et la vigilance mentale dont le visage lisse de la chanteuse ne laisse rien paraître, comme si tout cela était sinon naturel du moins facile. Le comble de l’art ! De retour, Franco Fagioli semble à présent libéré et sa voix couler de source, comme celle de sa partenaire, pour le récitatif « Principe in queste soglie » et l’air « Dimmi che m’ami o cara » de Carlo Il Calvo, l’opéra de Porpora recréé sur la même scène en 2020. L’un et l’autre font assaut de notes tremblées, dans un flux qui enivre, et le final a cappella augmente encore le ravissement. La page orchestrale qui suit, signée Henry Purcell, expose la virtuosité des cordes de l’orchestre, exaltée par les reprises et les accélérations, et saluée très chaleureusement par l’auditoire. Retour au Polifemo pour Franco Fagioli, avec l’air « Senti il fato » qui réclame de l’interprète un registre très étendu ; si la vélocité n’est pas éblouissante en revanche les vocalises sont bien liées et les sauts d’octave assortis de plongées dans le grave et d’élans impavides vers l’aigu sont aussi spectaculaires qu’on les espère, déclenchant les ovations. Contrastant avec cette véhémence – à cet égard l’alternance des climats est remarquablement définie – voici l’air de Piacere dans Il trionfo del Tempo e del Disinganno, « Lascia la spina » où l’art de Julia Lezhneva va littéralement nous faire planer. L’air commence par deux injonctions, laisse, cueille, mais alors que la première est énoncée nettement quoique sans aucune brutalité la deuxième, aussi claire, est comme susurrée, et la douceur veloutée de l’émission est une telle caresse qu’on ne songe pas à un instant à y résister. Oui, cette voix est celle du plaisir : c’est un piège parfait car son effet est immédiat. On est aussitôt captif et on ne souhaite rien que le rester, suspendu aux sons soyeux, à la dentelle des trilles, à l’expansion du souffle, à ce charme si puissant qui a fait des auditeurs les hochets de cette sirène. Après une telle extase, autant l’avouer, nous sommes resté extérieur au récitatif et au duo « Adorato mio sposo » – « Scherzano sul tuo volto » d’ Almirena et de Rinaldo dans l’opéra de ce nom, pour admirablement rendus qu’ils aient été. Est-il nécessaire de dire l’enthousiasme et la ferveur de l’auditoire, enfin libérés ?