Une soirée de gala à Hambourg commémore les 150 ans de la naissance de Thomas Mann – « Le Magicien », pour reprendre le titre que Colm Tóibín a donné à sa biographie romancée de l’écrivain allemand. La ville s’y prête. Si l’auteur de La Montagne Magique est originaire de Lubeck, c’est bien de la capitale hanséatique que son héros, Hans Castorp, part au sanatorium international de Berghof, dans les Alpes suisses, afin de rendre visite à son cousin atteint de tuberculose. La suite est connue. Ce séjour, prévu pour une durée de trois semaines comme une simple parenthèse avant l’entrée dans la vie adulte, se transforme en un long exil hors du monde. Hans découvre qu’il est lui-même malade et s’installe dans l’établissement de soins. Il y restera sept ans.
Le programme de la soirée entremêle incises musicales et lecture par le comédien Hans-Jürgen Schatz d’un des chapitres clés de La Montagne Magique : « Fülle des Wohllauts » – « Abondance d’harmonie ». L’installation d’un gramophone dans la salle commune du sanatorium conforte Hans Castorp dans son état contemplatif, loin de la réalité. Le caractère répétitif de la musique diffusée par le « petit temple noir » épouse le rythme circulaire et immobile du Berghof. L’émotion ne naît plus d’un souffle, d’un geste, d’une voix mais d’une boîte de résine et de métal. Pourtant, chez Hans Castorp, ces sons sans origine visible raniment des pans entiers de vie intérieure — souvenirs, rêves enfouis, désirs indistincts. Le gramophone devient moins une machine qu’un reliquaire où le passé vient se lover dans l’instant, concentrant à lui seul les trois forces invisibles qui traversent le roman : le temps, la modernité, la mémoire.
Dans la Laeiszhalle de Hamburg, salle de concert néo-baroque réputée pour l’élégance de son architecture et la qualité de son acoustique, la voix du récitant devient le double vivant du gramophone, ressort dramatique qui décide de la musique, et l’actionnant, engendre les émotions.
C’est pourquoi Sylvain Cambreling, à la tête de son Symphoniker Hamburg, doit non seulement diriger, mais aussi obéir aux humeurs musicales imposées par le texte, passer sans heurt de Verdi à Offenbach, de Debussy à Bizet. L’exercice est plus subtil qu’il n’y paraît : la continuité n’est jamais donnée, elle est à construire. Le chef l’édifie par l’à-propos du phrasé, la souplesse du tempo, la façon d’installer un climat puis le dissoudre sans brutalité. Il lui faut dans le même temps guider un orchestre, peu familier du répertoire lyrique : non plus déployer la sonorité pour elle-même, mais respirer avec la voix, modeler le tempo au rythme du souffle, éclaircir la pâte sonore pour laisser passer les mots, et qu’affleure, sous chaque mesure, la part de théâtre. Est-ce un hasard si la transparence des cordes s’affirme d’abord à travers les pages instrumentales : l’ouverture de La traviata en apesanteur, ou le Prélude à l’Après-midi d’un faune d’une sensualité délicatement irisée ? L’excellence des instrumentistes, elle, transparaît dès que les partitions leur en offrent d’occasion : la harpe lors du concours de chant de la Wartburg, la clarinette dans la scène d’Amneris, la flûte chez Debussy…
© Daniel Dittus
Charge aux voix de donner chair au parcours intérieur de Castorp. Chanteur caméléon, Michael Spyres réussit l’exploit en une seule soirée de passer d’une tessiture, d’une langue, d’un style à l’autre. Toujours intelligible, toujours juste, toujours évident, toujours émouvant même si Puccini tombe moins dans sa voix, même si le si bémol pianissimo de « La fleur que tu m’avais jetée » est écourté, fatigue oblige après un tour de chant qui aligne pas moins de sept personnalités vocales – du Figaro rossinien à Don José en passant par Rodolfo, Radamès, Wolfram, Valentin et épisodiquement Alfredo. Sous l’influence conjuguée de la maturité et de Wagner, désormais inscrit à son répertoire au même titre que d’autres rôles plus légers – Nemorino à Barcelone le mois prochain –, le médium a gagné en puissance et la conduite du souffle reste admirable. Mais le véritable tour de force tient moins à la technique, éblouissante, qu’à l’incarnation. D’un geste, d’une inflexion, d’une intention, le personnage est croqué dans son entière vérité. Magique – comme la montagne !
Diana Haller est un nom moins familier de ce côté du Rhin. Pourtant, son Ruggiero dans Alcina à Strasbourg en 2021 n’etait pas passé inaperçu. Mezzo-soprano déjà assez aguerrie pour affronter Amneris en dépit d’un registre grave moins affirmé, elle possède comme son partenaire masculin la faculté de transcender timbre, ligne et soutien pour placer l’expression au service de l’interprétation. Familière du répertoire germanique, Jacquelyn Wagner trouve moins à exposer dans des airs essentiellement italiens, qui ne mettent pas en avant ces qualités premières : précision et pureté d’émission.
Au terme du programme, Der Lindenbaum, exhalé par Michael Spyres, dépose un point final doux-amer sur la soirée. C’est cet extrait de WInterreise que chante dans la dernière scène du roman Hans Castorp, revenu de sa montagne magique, enrôlé dans l’armée allemande et cramponné à ses souvenirs pour continuer d’avancer au milieu des autres soldats, dans la boue des tranchées.