Sous le titre GerMANIA, qui associe par ses lettres capitales le passé de l’Allemagne à la folie de la guerre, le compositeur russe Alexander Raskatov propose, en création mondiale à l’Opéra de Lyon – qui avait programmé son opéra Cœur de chien en 2014 –, une œuvre dense et poignante, conçue à partir de pièces percutantes de Heiner Müller (1929-1995), auteur dramatique allemand majeur du vingtième siècle, mais peu connu du grand public français. Les ravages du nazisme et du stalinisme y sont mis en scène à partir de perspectives diverses – victimes, bourreaux, tyrans, sans-grades, hommes, femmes – mêlant l’horreur et le grotesque, les larmes et le cynisme, tout en se référant sans cesse à l’histoire culturelle antérieure, spécialement celle du XIXe siècle.
Pour ces fragments d’un mémorial de la Deuxième Guerre mondiale, dont l’écriture théâtrale se référait autant à l’Iliade et l’Odyssée qu’au long poème narratif de Heinrich Heine, précisément intitulé Germania en 1844, avant d’être rebaptisé Allemagne. Un Conte d’hiver (Deutschland. Ein Wintermärchen), Alexander Raskatov a rédigé lui-même les dix scènes de son livret, à partir de la traduction, effectuée par son fils germaniste, de textes de Heiner Müller qui n’avaient jamais été traduits en russe, dédiant sa partition « à la mémoire toutes les âmes ruinées ».
Alexander Raskatov, GerMANIA, Lyon 2018 © Stofleth
John Fulljames a imaginé sur le plateau tournant de la scène une combinaison visuellement très réussie de tableaux vivants, dans un décor (Magda Willi) fait d’un amoncellement de vêtement, tissus et corps entremêlés, sorte d’Île des morts rappelant souvent le triptyque de la guerre d’Otto Dix, de vidéo (Will Duke) présentant une prise en plongée démultipliant les points de vue, nuancés par un savant jeu de lumières (Carsten Sander). Il ne s’agit pas d’une esthétisation de l’horreur, mais bien du pendant visuel de l’univers sonore, pris dans le paradoxe inhérent à l’œuvre-spectacle qui évoque la réalité de l’oppression, de la guerre et de l’extermination.
La musique utilise une palette très étendue de rythmes, sons, timbres, genres (jazz, danse de salon, citations du répertoire classique – Mozart, Schubert, Wagner, ou d’hymnes et chants militaires ou officiels – Ich hatt’ einen Kameraden, l’Internationale), constituant un matériau mouvant et proprement organique, susceptible d’évoluer constamment dans un sens ou un autre, le plus saisissant étant sans doute la désagrégation récurrente du beau son, de la belle harmonie (à plusieurs reprises, quelques accords, de l’Internationale par exemple, qui se terminent en sons grinçants, manifestant l’impossibilité de maintenir le mensonge des promesses d’une idéologie meurtrière, dénonçant le mirage des lendemains censés chanter). L’Orchestre de l’Opéra National de Lyon, sous la baguette d’Alejo Pérez, maîtrise à la perfection cette diversité d’approches et de traitement des couleurs et des contrastes.
Le chant est à la mesure de ces défis : poussés dans leurs retranchements, aux limites de leurs tessitures, les chanteurs sont sollicités par des notes longuement tenues, des passages subits du forte au piano, une désarticulation du langage exigeant d’eux des balbutiements, des cris, des rires, des gémissements, des chuchotements. La célébration et la caricature de l’art vocal du XIXe siècle y côtoient le Sprechgesang.
Dans une distribution largement masculine, le ténor James Kryshak s’acquitte avec talent du rôle de Hitler, avec ses contre-ut relevant de l’exploit vocal dans la tradition opératique du XIXe siècle tout en signifiant la tentation de l’extrême, tandis que Gennadii Bezzubenkov, avec autant de vaillance, prête à Staline, au premier Travailleur et à Gagarine une voix sépulcrale qui évoque la tradition des basses russes.
La soprano Sophie Desmars, première des trois Dames, incarnant aussi d’autres rôles, chante ici une partie virtuose, colorature. En Deuxième Dame, Elena Vassilieva déploie un puissant registre dramatique qui caractérise aussi très justement le personnage de Madame Weigel, la veuve de Brecht. La mezzo-soprano Mairam Sokolova n’est pas en reste pour l’expressivité, et toutes trois donnent à entendre, avec leurs trois maris tombés à la guerre, un impressionnant Sextuor des morts.
À vrai dire, tous les chanteurs paraissent remarquables dans cette dialectique constante entre l’art du chant et la noirceur de l’argument, le contre-ténor Andrew Watts (Soldat allemand et Cremer) comme le ténor Karl Laquit (le Géant rose, meurtrier pervers présenté comme une réincarnation de Hitler) et les autres soldats, travailleurs et représentants du pouvoir.
Si l’on est happé dès les premières mesures par l’intensité de l’œuvre, on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine lassitude aux deux-tiers du spectacle devant l’accumulation de l’insoutenable et l’effet de répétition. Pourtant, loin d’ôter sa qualité à l’œuvre, on peut gager que cet effet de trop-plein, jusqu’à la nausée, est nécessaire, et fait partie de l’intention du compositeur, qui revendique son pessimisme foncier (voir l’interview qu’il nous a accordée). Dans la dixième et dernière scène, intitulée « Requiem d’Auschwitz » – remarquable transcription musicale et vocale du texte parlant de « chants brisés » et de « cordes vocales tranchées » –, tous font finalement écho à la voix de Youri Gagarine, flottant dans l’espace, répétant longuement tandis que peu à peu se fait le noir complet : « L’univers est sombre, très sombre… ».