Inspirée par l’inoubliable film de Vincente Minelli, lui-même démarqué du poème symphonique de Gershwin, cette comédie musicale fut le triomphe de l’hiver 2014-15 au Châtelet, car, oui, c’est bien là que fut créé ce musical d’esprit tellement Broadway.
Un succès planétaire
Qui revient en terre francophone onze ans plus tard après avoir fait le tour du monde : le Palace Theatre sur Times Square (650 représentations en 18 mois), puis une tournée américaine (Boston, etc.) pendant deux ans, une reprise à Londres au Dominion Theatre dans le West End pendant neuf mois en 2017-18, une tournée en Australie (Brisbane, Melbourne, Sydney, etc.) en 2022, suivie d’une autre tournée dans l’Amérique de Joe Biden (plus de vingt villes), sans parler d’une moisson d’Awards en tous genres, pour la mise en scène, la chorégraphie, et bien sûr son interprète principal, Robbie Fairchild…
C’est une manière d’archétype de spectacle de producteur (ce qu’avait été aussi le film, produit par Arthur Freed pour la MGM de la grande époque), un retour sur investissement comme le show business les aime. Mais…

Une fraîcheur intacte
…Mais c’est aussi, ce qui est miraculeux, un spectacle qui n’a rien perdu de sa fraîcheur, de son charme, de son extraordinaire vitalité, d’où une standing ovation à l’issue de la première dans un Grand Théâtre de Genève sold out. Le public suisse (même lui) a des désirs de légèreté à la fin d’une année déprimante à souhait.
C’est d’ailleurs aussi dans la grisaille (voulue !) que commence le spectacle. Un immense drapeau à croix gammée est arraché et, retourné, devient un drapeau tricolore ondoyant sur le plateau. Cela ne dure que le temps d’un flash, mais ensuite ce sont bien quelques images de 1945 qu’on verra : une queue pour trouver de quoi manger, une femme que malmènent des résistants à bérets, un ballet d’imperméables et de chapeaux mous… Le livret de Craig Lucas met l’accent sur un aspect que le film avait gommé : la collaboration, l’après-guerre, le retour des camps, les femmes tondues… On découvrira que l’héroïne dont Jerry est follement amoureux, Lise Dassin (qu’il renomme Liza, comme la chanson de Gershwin), est juive et qu’elle n’a survécu que grâce aux parents d’Henri Baurel, qui l’auront cachée.

De l’ombre à la lumière, telle est bien la trajectoire du spectacle, et son point d’aboutissement, ce sera un ballet éclatant sur la musique de Gershwin, presque aussi long que celui du film (cela avait été un coup d’audace réussi que de le conclure par une séquence dansée de seize minutes).
La mise en scène fait un usage intensif de projections sur l’écran de fond de scène, on reconnaît des esquisses d’emblèmes parisiens, façades de gares, immeubles haussmanniens, place de la Concorde ; des paravents mobiles, des miroirs piqués, suffisent pour évoquer le bistrot bien parigot du couple Dutoit où résonnera un éclatant I got rythm par toute la troupe.

Vers la lumière
Apparaît et disparaît une flopée d’accessoires sur roulettes, colonnes Morris, lampadaires, piano Pleyel en bois clair, bonheur-du-jour Louis XV et cadres dorés pour l’appartement bourgeois des parents Baurel, et modern style pour celui de Milo Davenport, la femme du monde qui esquissera une love affair avec Jerry. De belles projections lumineuses évoquent l’esplanade des Invalides ou un bord de Seine (parapet devant un flot miroitant et barques à la Monet), tout cela bouge avec virtuosité, et les changements de costumes sont à donner le tournis.

Et puis il y a la musique. L’Orchestre de la Suisse Romande en grande formation, tour à tour impressionniste ou punchy sous la direction de Wayne Marshall, exhausse toutes les saveurs des harmonies de Gershwin dans des arrangements à la fois respectueux et habiles (par Christopher Austin et ses complices). On ne prendra pour exemple que The Man I love, l’hymne national des amours de Lise et Jerry, qui est promu fil rouge musical du spectacle (alors que l’on ne l’entend pas dans le film) sous différents éclairages, jusqu’à des couleurs tragiques, quasi funèbres, quand ces amours iront mal.
Les leitmotives de Gershwin
Mais on entend aussi le Concerto en fa ou la Seconde Rhapsodie dans de nouveaux atours. Les thèmes sont tuilés, se fondent les uns avec les autres, parfois l’on en saisit un qui passe en arrière-plan, comme un leitmotiv passerait chez Wagner, parfois un thème d’Un Américain à Paris passe en contrebande (telle la matchiche que Gershwin cite lui aussi), tandis que I build a Stairway to Paradise est traité comme dans le film pour devenir un numéro à part entière, avec girls, strass, plumes, boys en frac et jambes en l’air, dans un décor clignotant type Folies-Bergère – et Max von Essen ne s’en tire pas si mal, lui qui fut de la création en 2014, même s’il n’a pas la voix ensoleillée de Guétary. Un peu raide au départ elle s’élargit dès qu’il s’exalte.

On le verra aussi dans un cabaret montmartrois (devant un portrait de Marlene) faire ses débuts un peu maladroits devant ses parents et, surprise, M. Baurel père, industriel dans la bonneterie (le vétéran Scott Willis), sera conquis par le talent de son fils et la très pincée Mme Baurel (Rebecca Eichenberger) en prendra son parti (même si elle trouve que tout change trop et trop vite) : ils avaient fait mine sous l’occupation de détester le jazz et, dit-elle, on a fini par y croire et on ne sait plus…

On l’a compris. Tout cela est très réussi.
Notre seule réserve serait pour les scènes parlées, un peu languissantes et qui ralentissent le mouvement, d’autant que les chassés-croisés sentimentaux entre les différents personnages sont à l’eau de rose (c’est la loi du genre, bien sûr) : Jerry tombe amoureux de Lise dès qu’il la croise. Il la revoit dans un studio de danse et flambe de plus belle. Mais elle est plus ou moins fiancée à Henri Baurel, qui lui-même hésite à s’engager (il veut partir vers Broadway) ; malgré son crush avec Lise, Jerry n’est pas insensible à l’élégance et aux allures libérées de Milo Davenport (Emily Ferranti, comédienne pleine d’esprit, qui fut de la création new yorkaise du spectacle) qui le cornaque dans le monde et le drague au passage ; quant à Adam, il ne parvient pas à déclarer sa flamme à sa muse mais reçoit les confidences de ses amis, et ainsi de suite.

Le metteur en scène (Christopher Wheeldon, qui est aussi le chorégraphe) pourrait se souvenir que l’âge d’or de la comédie musicale était contemporain de la screwball comedy, ces films à la Billy Wilder et Howard Hawks, où les Cary Grant et autre Katherine Hepburn s’envoyaient les répliques à la vitesse de pongistes chinois. Ici on joue avec une sincérité de convention et ça se traîne un peu.
La grâce de Anna Rose O’Sullivan…
Mais les numéros chantés sont très réussis. Comme beaucoup d’artistes américains, Robbie Fairchild sait tout faire. Il est longiligne, élégant et charmant, chante fort bien (notamment Liza), de même que Anna Rose O’Sullivan : c’était Leslie Caron dans le film et la jeune danseuse anglaise en a le charme gracile, chantant d’une voix acidulée The man I love, sur les harmonies en sucre filé de l’arrangement.

C’est avant tout un spectacle dansé, et la chorégraphie de Christopher Wheeldon est une parfaite réussite en cela qu’elle ressemble à la musique de Gershwin qui est toujours sur le fil entre classique et jazz (on sait qu’il supplia Nadia Boulanger, Ravel, Stravinsky ou Schönberg de lui donner des cours, et que tous se récusèrent, lui disant qu’il n’avait plus rien à apprendre, qu’il était Gershwin et que ça n’était pas donné à tout le monde).
…Et l’élégance de Robbie Fairchild
Et donc Wheeldon, qui a la chance d’avoir en Robbie Fairchild un danseur du New York City Ballet, de formation classique, et en Anna Rose O’Sullivan une danseuse étoile du Royal Ballet de Londres (elle reprend le rôle de Lise, créé par Leanne Cope) peut leur dessiner une chorégraphie parfois classique (de très beaux pas de deux) puis les faire glisser vers une danse jazzy où ils sont merveilleusement à l’aise et élégants.

Il les intègre à de très beaux ensembles, un bal costumé haut en couleurs aux Beaux-Arts ou, dans la scène des Galeries Lafayette (où Lise est vendeuse), un ballet New Look où les danseuses portent toutes le célèbre tailleur « Bar » de Christian Dior.
Des danses qui font référence à une manière d’âge d’or, celui de Jérome Robbins et de Roland Petit (qui lui aussi se promenait entre vocabulaire classique et music hall).
Visuellement le plus beau est peut-être ce ballet dans des décors à la Matisse époque papiers découpés (ceux qu’est censé avoir dessinés Jerry) : de grands aplats de couleurs vives, violet et jaune, ou rouge éclatant.
Jerome Robbins et Roland Petit
C’est là que le couple d’amoureux aura son pas de deux le plus lyrique, d’une pureté et d’une sensualité à la Roland Petit, et Jerry son grand solo virtuose, avec grands jetés, manège et cabrioles, mais le morceau de bravoure reste bien sûr le ballet final.
Devant un décor projeté représentant la salle du Châtelet, dans des costumes à la Mondrian rappelant certaine collection d’Yves Saint-Laurent, les danseurs y mettent une énergie à la Jerome Robbins, dans une impeccable performance d’ensemble, célébrant la solidité de la troupe et diffusant une joie communicative. Un vrai ballet, témoignant d’un certain moment de la modern dance américaine.

L’Orchestre de la Suisse Romande y est brillant et on s’amuse bien sûr des klaxons – Gershwin en rapporta quatre de Paris pour la création en 1928 de son poème symphonique. On se réjouit de retrouver les thèmes fameux, de repérer les menues différences de l’arrangement et, bien sûr, d’entendre le sublime solo de trompette (joué par Olivier Bombrun ?) prétexte au retour du couple de danseurs, lui en tee-shirt noir, elle en petite robe courte noire, pour une ultime variation fusionnelle.
Et tout se refermera avec le They Can’t Take That Away From Me (« Personne ne pourra me retirer ça ») parlé-chanté avec émotion par Etai Benson, éternel amoureux en secret, disant joliment : « La fille était pour moi, je l’ai fait entrer dans ma musique ».
Le public n’attendra pas les dernières mesures pour laisser éclater son enthousiasme. Joli salut, très comédie musicale lui aussi, avec l’orchestre continuant à jouer à tue-tête en arrière-plan sous les applaudissements.
