A Saint-Etienne et à Paris, où l’Opéra-Comique reprend une production connue, Hamlet retrouve le chemin de nos opéras. La scène stéphanoise, attachée à la promotion de l’opéra français, ne l’avait pas inscrit à son programme depuis 2010. Pour cette nouvelle production, elle a invité le chef Jacques Lacombe, le metteur en scène Nicola Berloffa, et constitué une formidable équipe de chanteurs.
Nicola Berloffa avait monté Carmen, ici même, il y a deux ans. Nul besoin de note d’intention. Tout fait sens pour le spectateur, quelle que soit sa culture. Non seulement, à son habitude, il ne se contente pas de servir l’œuvre avec intelligence et humilité, mais il en renforce la cohérence. Ainsi, aux premières scènes du II, lorsqu’Ophélie inquiète lit et voit passer Hamlet indifférent, nous observons ce dernier, concentré, absent, chercher ses idées et les consigner dans un carnet, réjoui de ses trouvailles : ce sera le scénario de la pantomime du roi Gonzague et de la reine Genièvre, dont il remettra les feuillets aux comédiens chargés de sa réalisation. Y compris dans les fulgurances du héros, tout paraît juste, naturel : le spectateur n’est plus au théâtre, il est témoin. On oublie le travail de direction d’acteurs, tant le jeu de chacun, les expressions, la gestique et les mouvements paraissent aller de soi.
La vaste scène permet d’accueillir la foule des courtisans et les solistes avec ordre protocolaire et naturel. La fête est une vraie fête aristocratique. Les fossoyeurs sont d’une vérité criante. L’économie de moyens qui préside aux scènes fantastiques concourt à leur force. Les décors, d’une rare beauté, permettront la continuité fluide des tableaux à la faveur de mouvements, de rideaux occultants ou filtrants, et de lumières parfaitement accordées, qui participeront à l’expression du mal-être des personnages. On est à la Cour d’une monarchie européenne d’entre les deux-guerres. Les costumes aristocratiques sont réussis, somptueux, dans des tons séduisants, et les changements qu’opèrent les solistes entre les tableaux n’appellent que des éloges. La beauté des scènes, comme l’intensité des gestes nous valent un constant régal visuel et dramatique. Une vidéo comme on les aime – pertinente, discrète, efficace et belle – accompagne les passages orchestraux, dans une synchronisation subtile. Eaux frémissantes, aux mouvements permanents et renouvelés, chemins forestiers animés, dans des tons estompés, sépia, où la couleur, rare, est magistralement exploitée.
Jérôme Boutillier (Hamlet) entre Marcellus et Horatio © Hubert Genouilhac
La relation tendre, passionnée entre Hamlet et Ophélie, devenue incertaine, accablée, passe par la mélancolie, nostalgique puis désespérée, de l’héroïne. L’Hamlet que vit Jérôme Boutillier force l’admiration. Après avoir été Révélation classique de l’ADAMI en 2016, puis désigné Etoile montante 2020 par les lecteurs de Forumopera.com, il a fait son chemin, et cette prise de rôle, magistrale, en confirme toutes les qualités. La beauté du timbre, la projection, la longueur de voix, la diction souveraine, l’engagement scénique absolu, tout est splendide. Musicale comme dramatique, la plus large palette expressive est illustrée tout au long de l’action. « Ô vin, dissipe la tristesse », faussement joyeux, l’affrontement avec sa mère, son célèbre monologue introduit par le cor anglais : du début à la fin ambigüe, le personnage est attachant. Les airs sont superbes, à l’égal de tous les passages récitatifs, des dialogues et rares ensembles. Les progressions, les incertitudes planant sur son équilibre mental, tout est traduit avec justesse. L’émotion est constante, comme si l’ouvrage était neuf. Le public est captivé.
Ophélie est confiée à Jeanne Crousaud. L’annonce de son maintien, malgré un problème de santé (pas le Covid !), réjouit comme il inquiète. Effectivement, si l’émission semble en retrait dans les premières scènes, elle ira s’affermissant au fil du drame, pour nous bouleverser au quatrième acte. Voix fraîche, aérienne, lumineuse, noble, notre Ophélie, fragile, au jeu sensible, où tout semble naturel, a les qualités d’articulation, le tempérament, la puissance. La scène de la folie, souvent caricaturée comme un exercice de haute voltige, est si juste que l’on oublie ses vocalises impossibles, ses piani impalpables. L’infinie douceur douloureuse de « Doute de la lumière » nous étreint. La finesse et l’émotion sont au rendez-vous. Une grande Ophélie.
Le couple royal, bien assorti nous vaut d’abord une Gertrude très caractérisée, confiée à Emanuela Pascu, beau mezzo dont l’émission révèle des graves sans poitrinage, voix charnue et saine, sonore et colorée. « Dans son regard plus sombre » au second acte, est dépouillé du caractère trop souvent théâtral, pour traduire le désarroi. Le jeu, dicté par le caractère royal, reste contenu, à la différence de la voix, épanouie, au style exemplaire. Le baryton Jiwon Song, découvert à Clermont-Ferrand en 2019, au timbre séduisant, assorti d’une belle présence scénique, campe un Claudius, autoritaire et sensible. Si la prononciation du français accuse ponctuellement son origine coréenne, toujours il est intelligible et expressif, pathétique au III.
Jérémy Duffau est Laërte. Finaliste du Concours Bellini de 2014, il a maintenant atteint une pleine maturité. La voix est claire, projetée à souhait, aux aigus aisés. Sa cavatine « Pour mon pays », comme ses interventions au dernier acte, donnent à ce personnage secondaire une vie réelle, virile et sensible. Thomas Dear, le spectre, intervient peu, dans un ambitus restreint, pour un chant gouverné par le recto-tono. Aucun dramatisme caverneux ajouté n’est nécessaire à l’émission surnaturelle, épuisée, crédible. Gabriel Saint-Martin, Horatio, se signale par sa présence vocale et scénique remarquable. Un futur Hamlet ? le baryton en a les moyens. Nos fossoyeurs du dernier acte, Antoine Foulon et Christophe Berry, sont d’une truculente insouciance qui réjouit, malgré le contexte dramatique. Aucun des autres rôles secondaires ne dépare la production : Le Marcellus de Yoann Le Lan, ténor, le Polonius de Thibault de Damas, basse, aux brèves interventions, s’accordent parfaitement au propos. Il faut mentionner également la performance des comédiens en charge de la pantomime.
Jeanne Crousaud (Ophélie) © Hubert Genouilhac
Le chœur nombreux et pleinement engagé, malgré le port des masques, participe à l’animation de multiples scènes. Puissant, coloré (on retiendra le chœur bouches fermées), aux incises précises, il n’appelle que des éloges. Pour traduire au mieux la richesse de la partition, l’Orchestre symphonique Saint-Etienne Loire, en très grande formation, se montre sous son meilleur jour. Des cordes rondes, de velours, des bois fruités, jamais acides, des cuivres pleins, dosés subtilement, trois harpes, quatre percussionnistes ajoutant chacun sa couleur, réalisent une fusion proche de la perfection. Jacques Lacombe déclarait en juillet dernier, avant de quitter la direction de l’Orchestre symphonique de Mulhouse : « … J’ai envie de me donner le loisir de me concentrer sur ce que j’aime faire le plus, c’est-à-dire la musique ». Cet Hamlet en est la plus belle illustration. La direction fervente qu’il imprime est marquée du sceau de l’élégance et de la vigueur. Malgré la passion et la grandeur qu’il confère à l’ouvrage, jamais la force dramatique n’est tonitruante, y compris dans les passages paroxystiques. Le chambrisme de l’écriture est illustré avec art. La transparence du tissu orchestral, les couleurs, les modelés sont exemplaires, tout comme les interventions des nombreux soli (violoncelle, hautbois, cor anglais, clarinette, cuivres etc.). Une belle leçon de musique française.
Tout concourt à la réussite magistrale de ce spectacle, riche en émotions musicales et dramatiques, longuement ovationné par un public et des critiques enthousiastes. On souhaite sa reprise par de grandes scènes, tant il est achevé et proche de la perfection. Dans cette attente, une captation vidéo a été réalisée que l’on retrouvera avec bonheur.