Un hommage aux castrats pouvait-il se concevoir sans Franco Fagioli ? Depuis qu’un certain Artaserse de Vinci l’a propulsé au firmament de l’art lyrique, le divo n’a plus quitté le haut de l’affiche, élargissant chaque jour son répertoire, de Cavalli à Zingarelli, et endossant également des prises de rôle parfois risquées. Même s’il n’a pas autant convaincu chez Rossini que chez Mozart, c’est avec des ressources absolument inédites dans sa typologie vocale qu’il est entré dans les habits de Sesto puis d’Arsace. Nous avons suivi son parcours à la scène, en concert comme au disque, avec un intérêt renouvelé et une admiration constante, y compris pour son dernier album consacré à Haendel. De là à devenir, au sens fort du terme, un inconditionnel du contre-ténor le plus virtuose de sa génération sinon de l’ère moderne, il n’y avait sans doute qu’un pas, mais nous ne l’avons manifestement pas franchi et son récital versaillais a suscité notre perplexité. Du Catone in Utica de Vinci au récent Serse en passant par Orfeo e Euridice ou encore l’Adriano in Siria de Pergolesi, Franco Fagioli est un habitué de l’Opéra et il s’y produisait en terrain conquis samedi soir. Des ovations généreuses ont ainsi jalonné sa performance et son florilège Haendel/Vivaldi lui a valu un nouveau triomphe.
Depuis Gérard Lesne, des légions de chanteurs ont jeté leur dévolu sur Cessate, omai cessate, un des titres de Vivaldi les plus joués et la star argentine cherche certainement à lui imprimer aussi sa marque. Toujours est-il que si vous doutiez que la cantate de chambre puisse constituer un drame miniature, Franco Fagioli semble bien décidé à vous en faire la démonstration. Son chant nerveux déroute, dès les premières mesures, en se parant d’accents mélodramatiques et d’une extrapolation inattendue dans l’aigu, puis il exacerbe les contrastes de « Ah che infelice sempre » dont la section B n’a jamais été aussi fébrile. Si, dans le récitatif suivant, l’artiste sait alléger l’émission afin de mieux suggérer, c’est, derechef, pour ensuite surinvestir l’aria « Nell’orrido albergo » comme s’il avait tout à prouver ou comme si sa vie en dépendait. Les fortes personnalités ne font pas l’unanimité, mais celle de Franco Fagioli nous avait jusqu’ici séduit, or l’excès que lui reprochent ses adversaires, cet étalage de moyens, ne nous avait encore jamais paru aussi flagrant. De la légende des castrats, il semble incarner ce soir le meilleur, soit une vocalité phénoménale, mais aussi le pire : le narcissisme. Reconnaissons que les circonstances nous rendent probablement aussi moins réceptif à son art, aux antipodes de celui de Filippo Mineccia, intensément expressif mais sans apprêts inutiles, qui venait d’enflammer le public de la Chapelle Royale. En même temps, Franco Fagioli offre aussi une lecture très ostentatoire de l’extatique larghetto « Mentre dormi amor fomenti », se heurtant au souvenir de Sara Mingardo ou de Philippe Jaroussky, dotés d’instruments en tout points dissemblables mais touchés par la grâce quand l’Argentin donne l’impression de se griser de son propre chant en détaillant ses effets.
En revanche, dans la célèbre aria d’Orlando « Nel profondo cieco mondo », force est de reconnaître que l’abattage demeure proprement sidérant et, n’en déplaise aux âmes sensibles, sauts de registre et plongées dans les abysses sont en l’occurrence pleinement justifiés. Le canto di bravura ne souffre pas la tiédeur, a fortiori s’il s’agit d’évoquer les performances des castrats. La seconde partie reprend des pages de Haendel gravées avec Il Pomo d’Oro mais le Venice Baroque Orchestra, qui aligne un effectif similaire, ne démérite pas, au contraire. Loin de l’agitation qui prévalait chez Vivaldi, la suite du concert s’ouvre en douceur sur l’amertume délicate de « Se potessero i sospir miei » (Imeneo). Les ornements n’ont rien de gratuit et s’intègrent sans solution de continuité à une version solidement construite et richement nuancée. Autre page méconnue et qui mérite pourtant le détour, « Sento brillar nel sen » a été taillée sur mesure pour Carestini lors d’une reprise d’Il Pastor fido et son écriture rappelle d’ailleurs le Dopo notte d’Ariodante qui est son exact contemporain. Fagioli cède à nouveau à la tentation et se lâche dans une cadence, à notre estime, disproportionnée, où, toutefois, son plaisir se révèle contagieux auprès d’une frange appréciable de l’auditoire. Sans metteur en scène ni chef pour canaliser son énergie ou tempérer sa fantaisie, Franco Fagioli se retrouve livré à lui-même ; pourtant, ce n’est pas la première fois que nous l’entendons en récital et il se montre bien plus débridé – peut-être parce que, comme nous le signalions en exergue, il se sent chez lui à Versailles. Sa décontraction et ses manières plus démonstratives que d’ordinaire – ce qui n’est pas peu dire chez un chanteur au corps si mobile – s’expliquent sans doute aussi par cette familiarité. Nous ne nous aventurerons pas à insinuer, à l’instar de ses détracteurs, qu’il hystérise le discours et cherche à tout prix à plaire. C’est là un procès d’intention vain autant que déplacé.
Cheval de bataille du contre-ténor depuis plusieurs années, « Scherza infida » permet de tordre le cou à un autre grief récurrent. Au-delà de similitudes superficielles dans la gestuelle ou parfois la manière de vocaliser, le lamento d’Ariodante démontre, sur le plan infiniment plus important de l’interprétation, que Franco Fagioli n’imite personne et certainement pas Cecilia Bartoli. De cette déploration dont Haendel laisse le choix du tempo à la discrétion des artistes, son approche a évolué et il en livre aujourd’hui une vision davantage tourmentée, sinon théâtrale quand la diva romaine s’abîme dans un monde intérieur. Les inflexions de Fagioli toucheront ou non l’auditeur : c’est une question de sensibilité, d’idiosyncrasie mais aussi de disposition du moment, cependant personne ne peut mettre en cause sa sincérité. Par contre, ses acrobaties sur « Dopo notte » donnent dans la surenchère et à ces excentricités dignes d’un Caffarelli, plutôt que d’un Carestini, nous préférons l’extravagance de La Follia (Geminiani), écrite celle-là avant que d’être enlevée et brillamment transfigurée par les archets du Venice Baroque Orchestra. L’ombre de Caffarelli ressurgit précisément à la faveur des bis : « Crudie furie », raccourci mais sur vitaminé avec en prime un de ces coups de talon emprunté au flamenco qu’affectionne Fagioli et « Ombra mai fù », modèle de sobriété qui semble tomber du ciel. Un grand écart emblématique de l’artiste, aussi attachant qu’agaçant.