Le plus grand succès lyrique du XVIIe siècle parviendra-t-il à reconquérir le public ? Si elle ne renouvelle pas le miracle de la légendaire Calisto de Wernicke et Jacobs (1993), cette nouvelle production d’Il Giasone vient en tout cas de remporter un franc succès lors de sa création à l’Opéra des Nations. « L’opéra ou la défaite des hommes » allions-nous titrer, avant de nous rappeler avoir déjà détourné la formule du célèbre essai de Catherine Clément pour évoquer, justement, Il Giasone, mais dans la version montée par Mariame Clément et Federico Maria Sardelli au Vlaamse Opera en 2010. La lecture développée par Serena Sinigaglia et Leonardo García Alarcòn consacre moins la faiblesse des hommes que le triomphe des femmes. Le mâle n’y est pas seulement gouverné par ses désirs, ravalé au rang d’objet sexuel, quand il ne monnaie pas ses charmes ; il s’efface également devant la détermination, le courage – pour ne pas dire la supériorité – du beau sexe. Alors que les commentateurs d’Il Giasone ont tendance à se focaliser sur son antihéros, le spectacle à l’affiche du Grand Théâtre de Genève révèle sa véritable héroïne, non pas Médée, mais Hypsipyle, la reine de Lemnos, dont Kristina Mkhitaryan – retenez ce nom, car c’est l’autre révélation du jour – dévoile la stature et une complexité qui en fait la protagoniste la plus intéressante de l’ouvrage.
Si son livret a connu cinq éditions consécutives, la partition du dixième opéra de Cavalli, comme du reste celle de ses autres drames, n’a pas eu cette chance, une lacune qui aujourd’hui encore reste l’un des principaux obstacles à leur diffusion et que devrait combler l’édition intégrale entreprise par Bärenreiter. En attendant, la musique d’Il Giasone nous est parvenue au travers de neuf manuscrits, lesquels omettent certaines parties instrumentales et nécessitent donc un travail de restauration. L’édition établie par Leonardo García Alarcòn ramène Il Giasone, autrefois exhumé dans sa quasi intégralité par René Jacobs, à des proportions plus réalistes même s’il dure encore trois heures (hors entracte), et comble les manques en piochant notamment dans l’œuvre du Vénitien (citation d’Eliogabalo...) Les coupes du chef argentin sont assez habiles pour ne pas compromettre la lisibilité de l’action et il ne faudrait surtout pas leur imputer certaines ruptures de ton ou un manque d’unité, car ils sont inhérents à l’écriture même d’Il Giasone qui, observe Ellen Rosand, unit des « situations autant comiques que poignantes au possible, parfois en juxtaposition immédiate ».
Ezio Toffolutti a conçu, en hommage à Torelli, de magnifiques fragments de ciels baroques qui encadrent la scène, organisée autour d’un amoncellement de roches plus vraies que nature, et en tapissent aussi le fond, où se devine parfois la silhouette irréelle de monts embrumés. Autres clins d’œil au Seicento, l’irruption, sur le plateau, d’artifices mis à nu, comme cette machine à vent (un exemplaire historique prêté par La Fenice), ou la splendide cuirasse que porte le Soleil. Réalisés avec le concours de Simon Trottet, les éclairages rivalisent d’expressivité avec les couleurs déployées par la Cappella Mediterranea pour épouser les multiples changements de climats qui caractérisent Il Giasone. Dans leur quête éperdue d’originalité, les blasés s’empresseront d’épingler le déjà-vu, par exemple cet Hercule Rambo, aux muscles hypertrophiés et flanqué de mercenaires tatoués ou encore cette exploratrice en costume d’amazone (Hypsypile), issue de l’imagerie coloniale. Et comme d’habitude, ils passeront à côté de l’essentiel. Sans devoir adhérer à chacune de ses propositions, force est de reconnaître que le spectacle fonctionne, qu’il a son énergie propre, sa cohérence, ses moments de poésie aussi et beaucoup de fraicheur.
Leonardo García Alarcòn rapproche Il Giasone de la comédie musicale et Serena Sinigaglia y voit un hymne à la légèreté. « ll n’y a même plus de tragédie, confie-t-elle dans le programme de salle. On n’arrête pas de se moquer. Dès qu’il y a une situation potentiellement tragique, Cavalli la désamorce. Il y a de la mélancolie, des peines d’amour. Mais même Isifile, qui n’arrête pas de se lamenter, nous fait rire par l’excès de ses malheurs. » Le propos, lui aussi, semble excessif et nous pourrions craindre que l’ironie sape toute émotion. Les mines soulagées des suivantes d’Hypsypile, qui lèvent les yeux au ciel, à la fin de son premier lamento , de même que les tremblements de Démos pendant les envolées mélodramatiques d’Egée, qui demande à Médée de lui donner le trépas, créent une distanciation, mais Serena Sinagaglia n’érige pas la dérision en système, au contraire. En parfaite symbiose avec Leonardo García Alarcòn, la metteure en scène explore la richesse des affects qui traversent Hypsypile, personnage, nous le disions en exergue, autrement dense que ne le laissait jusqu’ici entrevoir une interprétation simpliste où la douce reine de Lemnos affronte une Médée fulminante. « Je suis désespérée, mais je suis reine » clame-t-elle, car, si elle s’épanche plus que tout autre, ses lamenti n’ont absolument rien d’outré ni de larmoyant. Kristina Mkhitaryan incarne, avec une justesse confondante, cette femme blessée mais combattive, à la fois tendre et farouche. Du charisme et un naturel fou, des moyens dont la générosité autant que la maîtrise ne sont pas, avouons-le, si courantes en terres baroques : à trente ans, Kristina Mkhitaryan a tout pour elle et fait d’éblouissants débuts à l’Opéra de Genève. Sa performance culmine dans un finale bouleversant d’humanité et suscite d’autant plus l’admiration que la chanteuse, en résidence au Bolchoï, évolue ici à des années lumières de son répertoire habituel (Giulietta, Micaëla ou Violetta cette saison).
Difficile d’exister face à une partenaire et surtout une rivale de cette envergure. Point d’infanticide, les codes alors en vigueur dans l’opéra vénitien ne l’autoriseraient pas, mais sous la plume de Cicognini et Cavalli, la reine de Colchyde est volontiers « criarde, stridente et colérique » (Ellen Rosand), une dimension essentielle que ne restitue guère le chant trop lisse de Kristina Hammarström, superbe actrice au demeurant. La fameuse scène d’incantation, très réussie visuellement, manque de relief et nous laisse sur notre faim. En revanche, le mezzo nous convainc davantage dans la volupté lasse et l’expression amoureuse. Les duos de Médée et Jason, gemmes de la plus belle eau qui n’ont rien à envier aux lamenti, tiennent leurs promesses. Juvénile à souhait ainsi que le veut le livret, l’homme de toutes les femmes a pour lui la sveltesse et le timbre adolescent de Valer Sabadus, désarmant de candeur mais par trop délicat pour que nous puissions croire à son héroïsme soudain, lorsque l’anneau magique de Médée fait couler dans ses veines des pouvoirs nouveaux grâce auxquels il va pouvoir terrasser les monstrueux gardiens de la Toison d’Or. Mais après tout, ce n’est que là qu’une brève parenthèse dans le vaudeville où Jason se débat maladroitement.
Réussir le mélange des registres et préserver leur équilibre : une vraie gageure et une nécessité pour l’homme ou la femme de théâtre qui s’empare d’Il Giasone. Quelles qu’elles soient, ses options auront du mal à faire l’unanimité puisque le comique est une matière éminemment subjective, générant chez certains des idées parfois bien arrêtées qu’ils brandissent comme des vérités. Ainsi, il s’en trouvera toujours qui estimeront que la mise en scène en fait trop ou trop peu, qu’elle devrait libérer le potentiel bouffe ou, au contraire, qu’elle verse dans la facilité et la lourdeur. Rien de tel, à notre estime, dans la composition de l’excellent jeune ténor Migran Agadzhanyan (Démos), impayable en bossu bègue et poltron. Dominique Visse, qui campe un énième avatar de la nourrice lubrique, saute littéralement sur tout ce qui bouge, mimant d’improbables coïts dont la crudité choquera les âmes sensibles, mais que peut également rehausser une allusion mythologique. Aigrette de paon sur un corps de dindon, Delfa s’avère presque plus effrayante qu’un vautour lorsqu’elle se penche sur le corps d’un Argonaute dépoitraillé et enchaîné, tel Prométhée, sur un rocher.
Prenons garde, toutefois, car la Censure, croisée à l’entracte, veille et fond comme un aigle sur Serena Sinagaglia, qui a l’outrecuidance de suggérer une liaison contre-nature entre Hercule et Jason ! En vérité, le dérèglement des sens dans le chef de cette créature libidineuse et qui s’adonne à des étreintes anonymes suffit largement à expliquer les caresses comme le baiser fougueux dont elle gratifie le demi-dieu. Libre à chacun de concevoir un passage à l’acte, les moralistes n’étant pas les derniers à projeter leurs propres démons… Moins gratifiants, hormis les emplois bouffes (Démos et Delfa), les rôles secondaires ne sont heureusement pas les parents pauvres de la distribution réunie à Genève. Willard White a encore fière allure et sa prestance sied d’ailleurs mieux à Jupiter qu’à Oreste, un écuyer paillard que la délicieuse Alinda de Mariana Flores devrait émoustiller mais qui reste bien sage. Par contre, l’amertume et la grandiloquence d’Egée trouvent un véhicule idéal dans l’organe tranchant et sonore de Raúl Giménez. Toujours chez les hommes, Alexander Milev (Hercule) et Günes Gürle (Besso) tiennent honorablement leur partie cependant que l’Amour de Mary Feminear, putto dodu dont le masque joufflu nous dérobe le visage, brille d’un autre éclat et attise notre curiosité. Last but not least, nous laisserons à d’autres l’épineuse question de la pertinence des percussions et des cornets à bouquin dans un opéra vénitien créé en 1649 pour souligner la plasticité du continuo, qui respire avec les chanteurs et suit au plus près les fluctuations du discours.