Réduire Lakmé à son air des clochettes est aujourd’hui position rétrograde. Des interprètes – Dessay, Devieilhe –, des enregistrements – Plasson en tête –, l’épuisement d’un certain snobisme wagnérien ont apporté un nouveau regard sur l’opéra-comique de Léo Delibes, jugé désormais moins désuet que délicat avec son exotisme fragile, ses mélodies subtiles, son orchestration colorée. Si la partition ne saurait se résumer aux acrobaties d’un seul numéro, elle n’en repose pas moins sur le rôle-titre auquel sont confiés non seulement le tintement des clochettes mais aussi plusieurs autres airs, certes moins virtuoses, mais également exigeants en termes de ligne, de style et de diction.
Jodie Devos pour ses débuts sur la scène du Grand-Théâtre du Tours le rappelle à ceux qui continueraient d’avoir une image faussée du chef d’œuvre de Delibes. D’une voix dont la légèreté n’exclut pas la chair et le fruit, sa fille du brahmane n’est jamais si juste que lorsqu’elle déroule gracieusement le fil ininterrompu d’un chant posé sur le souffle. Avec l’extrême suraigu pour limite, ce n’est pas la pyrotechnie que l’on retient d’abord, si précises soient les notes piquées, si nette soit la vocalise, mais le battement gracile du trille, la finesse du trait, la pureté de sons augmentés ou diminués selon l’effet recherché. Une telle Lakmé se consume inévitablement dans un « plus doux rêve » immatériel que viennent froisser les interventions de ses partenaires masculins. Vincent Le Texier, en Nilakantha, privilégie non sans brusquerie le fanatisme religieux à l’amour paternel. Soit méforme (mais pourquoi ne pas avoir fait d’annonce ?), soit inadéquation de la technique vocale au rôle, Julien Dran est un Gérald en difficulté, la projection insuffisante, l’aigu étranglé proche de l’accident, dépourvu de douceur et d’ardeur, les deux piliers sur lesquels doit prendre appui l’officier anglais. Cantonnée au seul duo du jasmin, Majdouline Zerari (Malika) entrelace avec souplesse son mezzo enivrant à la voix de sa comparse et Carl Ghazarossian est un Hadji attachant auquel la pâleur de Gérald donne une présence inhabituelle. N’était Anna Destraël en Mistress Benson, trop digne pour jouer les duègnes, la compagnie des britanniques, dominée par le juvénile Frédéric de Guillaume Andrieux, remplit son joyeux office.
© Marie Petry
Désormais à la tête de la maison et de l’orchestre, Benjamin Pionnier veut ne pas céder à la tentation du kitch. C’est ainsi du moins que nous avons interprété une direction raisonnée, ni trop lyrique dans les épanchements amoureux, ni trop dramatique dans les quelques coups qui secouent la partition (à commencer par les accords supposés violents de l’ouverture). La greffe avec les forces musicales et chorales tourangelles semble prendre à travers l’usage chatoyant de teintes pittoresques. Jamais ne nous avait paru aussi flagrante la parenté entre la scène du marché indien et la feria de Séville au 4e acte de Carmen, partition de huit ans antérieure à Lakmé.
Confronté à la délicatesse d’une œuvre qu’un traitement scénique inadapté aurait tôt fait de ringardiser, Paul-Emile Fourny prend le parti de la stylisation. Des moucharabiehs de bois blancs délimitent un espace que les costumes conformes à l’époque du livret aident à situer dans le temps. Cette sobriété est appréciable. Néanmoins, un travail plus fouillé sur le mouvement des protagonistes aurait apporté ce supplément de vie théâtrale qui, en ce soir de première, tintait dans la voix de Jodie Devos.