Vingt ans après des soirées mémorables qui voyaient s’affronter des géants comme Chris Merritt, Rockwell Blake, William Matteuzzi, June Anderson, Lella Cuberli ou encore Cecilia Gasdia, monter l’Otello de Rossini semblait a priori relever de la gageure. Pari pleinement réussi toutefois, avec cette rare représentation du chef d’œuvre du « Cygne de Pesaro » qui, si elle n’atteint pas les mêmes sommets, parvient en effet à rendre pleinement justice à l’ouvrage : une exécution passionnante et excitante qui va progressivement porter à incandescence le public du Théâtre des Champs-Elysées.
Discrètement révélé en France avec un spectaculaire air de Tonio de La Fille du régiment au concert de clôture de l’édition 1996 du concours Operalia à Bordeaux, John Osborn a certes évolué du ténor léger vers le ténor lyrique, mais n’est aucunement le baryténor requis pour ce rôle. Il faut donc faire son deuil de l’inévitable comparaison avec Chris Merritt, voire avec Bruce Ford (quant à lui peu à l’aise dans le suraigu) pour apprécier d’un œil neuf toutes les qualités de ce chanteur ; d’autant que l’air d’entrée, dont l’exposition est écrite trop bas pour les moyens du ténor, ne met guère celui-ci en valeur. Mais, dès la reprise, ornée dans l’aigu, les mérites de John Osborn se manifestent pleinement : les vocalises sont parfaitement en place, les variations inventives, le suraigu généreux et, chose plus rare, l’artiste se révèle d’une grande musicalité. Dramatiquement, le chanteur choisit de faire dans la mesure, sans outrance, proposant un Otello finalement cohérent et très convaincant. Lui aussi lauréat d’Operalia (en 2004 à Los Angeles), Dmitry Korchak est certainement mieux distribué en Rodrigo, authentique rôle de ténor léger rossinien conforme à sa typologie naturelle. Voix claire, aigus percutants, vocalises véloces et belle projection, il ne lui manque guère qu’un timbre un peu plus caractéristique. Si quelques suraigus un peu vrillés témoignent d’une certaine fatigue, le chanteur n’en reste pas moins diablement excitant. Cerise sur le gâteau, les voix des deux principaux ténors s’harmonisent à merveille et c’est un plaisir purement jouissif de les entendre s’affronter dans une surenchère de « contre-notes » culminant aux contre-ré. Dans un rôle un peu moins exposé, José Manuel Zapata est un Iago de très bonne tenue, bien chantant, bien vocalisant et d’une belle étendue vocale. Si le timbre est notablement plus sombre et la voix grave que celle des ses collègues, il n’en délivre pas moins quelques beaux aigus. On regrettera néanmoins son obstination à s’adresser de biais à ses partenaires lorsqu’il chante, au lieu de projeter vers la salle.
En Desdemona, Anna Maria Antonacci est un peu plus en retrait. La voix est toujours aussi belle et fraiche, sans vibrato intempestif, mais l’artiste reste un peu sur la réserve, comme si elle gardait ses forces pour la terrible scène finale de l’acte II. De fait, « Che smania, ohimè, che affanno » manque d’ardeur et les montées chromatiques sont un peu sacrifiées à l’atteinte des aigus. Une fois passée l’épreuve, l’artiste conclut par un magnifique troisième acte, d’une grâce parfaite. Dans le rôle un peu sacrifié d’Emilia, José Maria Lo Monaco témoigne d’un vrai talent, d’un timbre intéressant et d’un ambitus au moins équivalent à celui de sa collègue : une artiste à suivre. Réduit par Rossini à une contribution purement déclamatoire, Marco Vinco fait oublier son Mustafa peu satisfaisant à Garnier en début de saison : son Elmiro sonore a ici tout ce qu’il faut d’autorité et de projection. Dans des rôles de compléments, Tansel Akzeybek et Fabrice Constans viennent plus qu’honorablement compléter une distribution vocale, décidément remarquable.
Sur le podium, le gesticulant Evelino Pido se révèle plus à l’aise dans le Rossini martial que dans les Donizetti et Bellini romantiques : le tempo est vif (parfois un peu trop) mais sans que les chanteurs ne soient mis en difficulté, la tension dramatique est constante, et (pour une fois !) on peut se féliciter que les indispensables reprises ornées ne soient pas coupées1. Seul bémol, un volume sonore mal maîtrisé qui contribue à couvrir les chanteurs à plusieurs reprises. L’Orchestre de l’Opéra de Lyon se révèle d’ailleurs en grande forme et il faut surtout souligner sa motivation à défendre une musique régulièrement sabotée à l’ONP par une formation qui la juge sans doute indigne d’elle. C’est essentiellement grâce à cette implication que la partition de Rossini réussit à éviter ce côté « fanfare » dans laquelle elle peut facilement sombrer. Signalons enfin des Chœurs sonores et parfaitement en place.
Dans le genre « belcanto romantique sérieux », le Théâtre des Champs-Elysées n’avait pas accueilli un spectacle de cette qualité depuis 10 ou 20 ans ; une soirée qui se classe également facilement dans le « top five » de ce répertoire à Paris sur la même période. Bravo !
Placido CARREROTTI
1 Les reprises et ornementations, voire des airs entiers, étaient coupées lors des dernières prestations de Pido à Paris, qu’il s’agisse de La Sonnambula à Bastille, du Pirata au Châtelet ou des reines donizettiennes du TCE