Si la première partie de l’inattendu couplage tenté par la Philharmonie Tchèque – le Concerto pour piano n°3 de Beethoven – ne semble pas directement s’adresser aux monomaniaques de la voix, il n’est pourtant question que de chant sous les doigts de Francesco Piemontesi. De l’Opus 37, on a certes entendu lectures plus originales, plus décapantes, plus puissantes ou plus démonstratives que celle-ci. Rares sont cependant les virtuoses à tirer ainsi la substance poétique de ses lignes mélodiques. Plus apollinien que prométhéen, le disciple de Brendel et Perahia modèle l’œuvre avec un art du cantabile qui irait tout aussi bien à Mozart, et voilà que, comme par enchantement, tout ou presque paraît couler de source. Hélas, Manfred Honeck, pas franchement sur la même longueur d’ondes, préfère transformer la partition en un double concerto pour piano, timbales et orchestre. Fermement campé sur ses basses, il boursouffle sinon les tuttis en commençant par les cuivres. Quoique que le sonomètre le donne gagnant, sa manière d’aborder les choses ne favorise ni le dialogue, ni la cohérence. Dommage.
Composé à Nice pour Maja et Paul Sacher, L’Epopée de Gilgamesh (1953-1954), ici dans la toute récente édition critique établie par Aleš Březina pour Bärenreiter, marque l’unique incursion de Martinů dans le domaine de l’oratorio. Coup d’essai, coup de maître : pour le roi de l’antique cité d’Uruk*, le Tchèque déploie les grands moyens. Quatuor soliste – une affaire d’hommes : outre une soprano aux interventions limitées, on note un ténor peu mis à son avantage et, surtout, un baryton et une basse –, narrateur, forces chorales en nombre, étal de percussions, piano, la grande salle du Rudolfinum semble presque trop étriquée pour faire entrer tout le monde. Au chef d’équilibrer l’ensemble en fonction de l’acoustique. Habitué des lieux, Honeck y parvient heureusement avec beaucoup de maîtrise. Un contrôle d’autant plus remarquable qu’en acceptant de remplacer Jiří Bělohlávek au pied levé, le maestro se lance à l’assaut d’un monument dont il n’est pas familier, d’où une relative prudence ici ou là. Il ne sera certes pas dit qu’il ratera l’occasion de faire du barouf dans les passages les plus tumultueux, mais l’orchestre travaille cette fois à éviter toute vulgarité – avec quelles cordes !
A l’heure de recevoir les fleurs, Lukáš Vasilek n’a pas volé son bouquet. Précision chirurgicale (y compris dans la mise au point de la dynamique), beauté plastique inouïe, ses troupes praguoises prennent de la hauteur et époustouflent de bout en bout. C’est là une grande partie de la réussite. Côté solistes, difficile de départager Derek Walton de Jan Martiník, tant le charisme vocal de chacun les rend évidents (et profonds) dans leurs « rôles » respectifs – particularité de l’œuvre : une voix chante plusieurs rôles, et plusieurs voix chantent un seul rôle. Comme eux, Lucy Crowe n’oublie pas la dimension philosophique de la partition. Certes moins lorsqu’elle incarne la prostituée que dans la troisième partie, dont le « Gilgamesh, why is thy force so wasted ? » terminé aux confins du silence ne manque pas son effet. On regrette en revanche qu’Andrew Staples ne soit pas vraiment taillé pour la tâche qui lui incombe. Pris d’une quinte de toux, il doit d’ailleurs interrompre puis abréger sa contribution au deuxième volet (« A dream I have seen in my nighttime »). Mettons l’accident sur le compte du froid polaire qui fait frissonner Prague en cette fin janvier, mais gageons que Supraphon, qui a planté ses micros pour l’occasion, trouve une prise plus exploitable dans l’une des deux autres exécutions de cette page ô combien gigantesque.
*Martinů ficelle lui-même son livret d’après la traduction anglaise établie par Reginald Campbell Thompson sur base de plusieurs sources. Analyse et traduction à lire dans D. DEHESELLE, « De l’épopée antique au mythe intemporel : le Gilgamesh de Bohuslav Martinu », Revue de la Société liégeoise de Musicologie, 19, 2002, p. 47-83.