Après le succès rencontré à Londres lors de sa création l’année dernière, suivie de la sortie d’un DVD salué dans ces colonnes, Lessons in Love and Violence est accueilli avec enthousiasme par le public lyonnais, peu de temps après sa représentation à Hambourg. Œuvre dense et puissante, le dernier opéra de George Benjamin captive d’emblée l’auditeur par une musique envoûtante dont le profond lyrisme, les sonorités parfois étranges et les rythmes marqués contrastent avec le chant, fait d’un récitatif évoquant la conversation en musique, à l’exception de rares éclats ou de notes tenues longuement, qui dilatent le temps.
Le livret de Martin Crimp, fondé sur l’épisode historique du règne d’Édouard II d’Angleterre au début du XIVe siècle, et inspiré plus lointainement de la pièce de Marlowe, propose, en sept scènes articulées en deux parties, une série de fragments qui sont comme autant d’instantanés. Benjamin les relie par un continuum musical au sein de chacun de ces parties, la musique devenant interlude pendant les précipités à rideau fermé. Sous la direction d’Alexandre Bloch, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon rend justice aux subtilités de sa composition.
Pour cette représentation intimiste du drame d’un roi, de ses proches et de son pays, Katie Mitchell a choisi un décor unique mais changeant qui est celui d’une chambre, lieu des affrontements, des amours, des audiences et des représentations musicales et théâtrales. Quelques éléments symboliques accompagnent l’inexorable progression de la tragédie, comme cet immense aquarium qui se vide progressivement de ses poissons puis de son eau. Les costumes modernes de Vicki Mortimer donnent à l’ensemble une dimension intemporelle et induisent une distance que renforcent les lumières sophistiquées, créant des images de papier glacé. On doit à la chorégraphie de Joseph Alford, notamment les passages où les personnages se déplacent au ralenti, comme dans un cauchemar ou un souvenir, des moments de lyrisme et d’émotion visuelle.
Comme l’avaient déjà noté nos confrères, Stéphane Degout est parfait dans le rôle délicat du roi, qui fait se succéder l’apparente désinvolture d’un amant égoïste, l’amour véritable et le désespoir le plus sincère. Intonations, variation d’intensité dans le récitatif, diction, tout est convaincant, autant qu’un jeu scénique fait à la fois de grandeur et de sobriété, y compris dans la déchéance shakespearienne du monarque. Comment ne pas penser ici, dans cet opéra qui donne à la prosodie de la langue une telle place, au merveilleux Pelléas qu’a été Stéphane Degout, et à la proximité avec Debussy que Benjamin revendique (voir l’interview accordée tout récemment à Forum Opéra) ?
Le baryton Gyula Orendt donne une véritable stature physique et vocale à Gavestan, l’amant du roi, et au personnage de l’Étranger la douceur et la séduction voulue pour cette alliance d’Éros et Thanatos qui préside au duo de la scène 6. L’identité de leurs tessitures est soulignée par la mise en scène, au début de l’œuvre, lorsqu’ils revêtent simultanément leurs vêtements dans un jeu de miroir, évoquant Don Giovanni et Leporello.
On admire l’aisance avec laquelle Georgia Jarman émet les aigus de sa partition, ainsi que le lyrisme de certains passages, comme la scène 4 où elle tente, au milieu des chaises et des lampes renversées, d’exprimer sa tendresse pour le roi hagard, tenant à la main la lettre annonçant l’exécution de Gavestan. Mais son jeu outrancier nous semble desservir le parti pris global de sobriété et nous éloigne du personnage auquel on peine à s’intéresser vraiment.
Avec une grande économie de moyens, au service de l’efficacité dramatique, Peter Hoare rend perceptibles par son jeu et son chant l’inflexibilité et le pragmatisme de Mortimer. Le ténor Samuel Boden incarne avec justesse et talent, par la souplesse et la vivacité de son jeu scénique, avec des aigus limpides et une excellente projection, le personnage du Garçon, puis du Jeune Roi, toujours aux côtés d’Ocean Barrington-Cook, remarquable actrice qui joue le rôle muet de la Fille, à qui l’on doit aussi des moments émouvants. Tous deux apportent à la pièce une respiration juvénile, une promesse d’avenir qui, malgré l’indéniable dimension tragique de la fin, cette leçon de violence – l’enseignement du monopole royal de la violence légitime –, permet d’entrevoir cette lueur d’humanité que la musique invite à prendre en considération.