De la Platée montée en 1988 par François Raffinot avec Jean-Claude Malgoire, on gardait le vague souvenir d’un spectacle un peu foutraque, aux couleurs de bonbon acidulé, très eighties, où le contre-ténor Bruce Brewer dans le rôle-titre jouait les Becassine à la plage, dans les costumes invraisemblables de Sylvie Skinazi. La resucée qu’en propose aujourd’hui l’Atelier Lyrique de Tourcoing affiche des ambitions plus sombres : « l’action peut se comprendre comme la description de la disparition d’un monde, comme chez Proust ou Musil. La décadence est sensible dans Platée, pour peu qu’on s’y intéresse ». De ces déclarations bien pessimistes du metteur en scène, il est pourtant assez difficile de trouver une traduction concrète dans le spectacle, où l’on part sans grand espoir à la recherche du sens perdu. Qui sont tous ces personnages ? On ne nous le dit pas vraiment. L’action semble commencer dans une sorte de muséum d’histoire naturelle, où sont exposés quelques spécimens qui pourraient permettre d’évoquer le « marais profond » qu’habite la nymphe, mais les objets en question ne sont pas utilisés. Raffinot choisit de faire de la Folie le personnage central, « meneuse, sinon de revue, du moins d’intrigue », mais il ne suffit pas de la laisser en scène du début à la fin de l’opéra pour rendre cette interprétation vraiment convaincante. Affublés de tenue écossaises orangées, Jupiter et Junon sont ridicules, ce qui est censé représenter « la vulgarité du pouvoir dont nous avons fait les frais pendant quelques années ». Néanmoins, tout ça ne fait pas un spectacle cohérent : les choristes en costume noir et chemise blanche entrent et sortent au gré de leurs interventions musicales, mais jamais leur présence ne paraît clairement justifiée.
Heureusement, Paul Agnew n’en est plus à sa première Platée (il a tenu le rôle à l’Opéra de Paris dans la plupart des reprises du spectacle donné à l’Opéra de Paris dans les années 2000), et il est chez lui dans le personnage de la vieille nymphe coquette. Point de grenouille ici, mais un individu ambigu dont l’appartenance à un sexe plutôt qu’à un autre n’est pas nettement marquée. Il est regrettable que les apparitions en tant que chanteur de Paul Agnew se raréfient car vocalement, le ténor britannique reste un interprète hors-pair, malgré des graves un peu moins sonores. Les années ont passé de manière plus sensible pour Nicolas Rivenq, déjà Cithéron (ici curieusement appelé Kithéron, à la Leconte de Lisle) en 1988 ; le rôle est bref et ne lui permet pas de s’imposer vraiment. La mise en scène dessert également Vincent Bouchot, moins à l’aise dans la tessiture du prologue (dans son enregistrement, Jean-Claude Malgoire avait jadis fait appel à deux Momus différent, un baryton et un ténor), et ce Momus-là ne marque guère les esprits. Benoît Arnould propose un Jupiter assez transparent, dont la divinité nous échappe complètement. Parmi les messieurs, le seul, avec Paul Agnew, à vraiment camper un personnage, c’est Cyril Auvity, qui chante comme en se jouant les deux rôles qui lui sont confiés : virevoltant Mercure (de tous les chanteurs, il est le seul à escalader la barre de pompier placée au centre de la scène, par où une artiste de cirque mime les descentes des dieux), il est aussi celui auquel les tenues conçues par Sylvie Skinazi pour cette reprise vont le mieux.
Chez les dames, Maïlys de Villoutreys, presque toujours en scène, a trop peu à chanter en Clarine pour qu’on puisse vraiment juger de ses talents vocaux. Aurélia Legay offre une Junon truculente à souhait, mais sa diction pourrait parfois être plus nette, notamment en Thalie. En Folie, Sabine Devieilhe confirme toutes les immenses qualités soulignées dans ses précédentes incarnations, et étonne par ses descentes dans le grave ; on aimerait la réentendre dans une autre production, car même si elle lui impose une présence constante, la mise en scène ne l’aide en fait pas tellement (le gag de la robe qui se déplace toute seule est un peu trop exploité pendant son grand air « Aux langueurs d’Apollon »).
Quant à l’orchestre, on connaît la façon dont Jean-Claude Malgoire aborde ce répertoire, dont il fut l’un des premiers grands défenseurs en France. Approche modérée, qui exclut les nuances extrêmes, et qui paraît de ce fait un peu tiède, voire un peu lourde dans certains passages que l’on a pris l’habitude d’entendre interprétés de manière beaucoup plus enlevée. Cela permet aux musiciens de mieux souligner certains détails d’orchestration, certes, mais le chef néglige curieusement quelques effets que la partition semble pourtant appeler, comme les braiments de l’âne au deuxième acte. L’excellent Ensemble vocal de l’Atelier lyrique de Tourcoing n’est guère plus autorisé à se montrer comique. Il semble décidément qu’on ait pris le parti de ne surtout pas nous amuser avec cette Platée. « Rameau sans ride », s’intitule le texte du chef dans le programme ; peut-être, mais Rameau sans rire, aussi, et c’est bien dommage.