Bianca Chillemi, pianiste et directrice artistique de l’Ensemble Maja, adore le jeu des associations musicales quasi surréalistes, fondées donc sur le principe de l’analogie. C’est ainsi qu’elle a souhaité proposer une hybridation qui n’est pas évidente sur le papier : réunir sur la scène deux œuvres de compositeurs très différents, le hongrois György Ligeti et l’anglais Peter Maxwell Davies, créées il est vrai toutes les deux dans les années soixante. Esthétiquement ces deux œuvres insolites sont bien de leur temps, typiques de ces années où la déconstruction fait rage et les prouesses de composition encouragées dans des courants d’avant-gardes aussi radicaux que volatiles : le Groupe de Manchester pour Davies (avec Birtwistle et Goehr), diverses évolutions pour Ligeti, de Vienne à Cologne. Et justement des volatiles on en parle, on les voit, on les entend dans le spectacle Birds. C’est même le principal point d’achoppement, malicieusement trouvé par Bianca Chillemi entre les Aventures et les Nouvelles aventures de Ligeti, sorte d’happening absurde dans lequel trois chanteurs et sept musiciens jouent ici avec les limites du dialogue et des grands morceaux de bravoure opératiques et les Huit chants pour un Roi fou, un monodrame satirique et tragique pour baryton mettant en scène la démence du roi George III et ses oiseaux. Pour la création de cette pièce en 1969, les six musiciens sur scène étaient d’ailleurs placés dans des cages d’oiseaux.
Dans la première partie du spectacle, la mezzo Romie Estèves, la soprano Anne-Laure Hulin, divas hilarantes ou pathétiques et le baryton Pierre Barret-Mémy se lancent dans un tourbillon parfois désopilant, parfois poétique, parfois inquiétant tissé de cris, halètements, hoquets, de débuts de grands airs façon Bel Canto vite contrariés ; bref se joue une variété assez formidable d’un parler qui n’est plus un langage identifiable tout en sauvant les apparences du dialogue et de la conversation musicale. Ces artistes merveilleux jouent les péripéties d’une histoire qui nous échappe, faite de rivalité, de prise de pouvoir de la scène, de sentiments aussi divers que fugaces, terriblement humaine. Les instrumentistes prennent leur part dans ce théâtre musical qui évoque Beckett (pour le nombre exponentiel de didascalies remplaçant les mots sur la partition) ou un Jarry pour l’irrévérence farcesque, la richesse de la musique en plus. Ils sont tous dirigés par un chef et pianiste fou en mal d’ordre, que persécute un claveciniste non moins étrange. Parmi les musiciens, le percussionniste Valentin Dubois prend une part remarquable dans ce chaos primal et gestuel, souvent irrésistible.
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Après un finale dévastateur et spectaculaire, la scène se vide pour accueillir le monodrame de Davies et le baryton Vincent Bouchot, absolument incroyable dans une performance presque impossible, qui nous parle aussi de (perte de) pouvoir et de provocation. Outre les techniques variées de chant, engageant la voix sur cinq octaves, le chanteur doit incarner en huit stations le cheminement erratique du monarque anglais du dix-huitième siècle, qui s’occupe d’oiseaux pour tenter d’échapper à la démence. Une énorme araignée-couronne lui sert successivement de prison, de cage à oiseaux et de sceptre géant dont le poids accablant l’a conduit aux frontières de la vie. Le baryton français, par ailleurs compositeur, impressionnant de virtuosité, distille à travers son personnage ridicule et pathétique un fort sentiment de dépossession mais aussi d’étonnement voire d’émerveillement par sa capacité à enchanter son propre univers : les six musiciens, le chef et les serviteurs (joués par les chanteurs du premier spectacle) sont naturellement ici des créatures échappées de son imagination. Le bord de leur costumes est ourlé d’un ruban de la même couleur que l’intérieur du piano.
Nous nous retrouverons finalement plutôt proches de tous ces personnages en quête de sens et que ne peuvent sauver que la musique. Les quatre chanteurs comme l’Ensemble Maja, lauréat 2023 du tremplin Jean-Claude Malgoire porté par l’Atelier Lyrique de Tourcoing, nous régalent décidément avec ces deux œuvres, dont ils redéfinissent avec brio et passion l’intérêt et les enjeux.