Malgré ses énormes difficultés administratives et financières, l’English National Opera n’en poursuit pas moins sa politique de coproduction avec les plus grandes maisons d’Europe ou d’Amérique, et la mise en scène de Lulu actuellement présentée à Londres fut d’abord créée à Amsterdam en juin 2015, puis donnée à New York en novembre suivant. De William Kentridge, on connaissait une Flûte enchantée vue en divers endroits et surtout une éblouissante version du Nez de Chostakovitch, partie d’Aix-en-Provence pour le Met en passant par Lyon. C’est par la projection d’images sur l’ensemble du décor que le Sud-Africain avait su proposer une vision personnelle de ces œuvres propices au merveilleux ou au fantastique ; on pouvait donc se demander comment le système Kentridge allait s’adapter à un sujet réaliste comme celui de Lulu. En multipliant les corps féminins et les visages masculins, dans un style s’approchant parfois de celui de Kirchner et d’autres expressionnistes allemands (mais l’image de Lulu morte vient du Phénomène de l’extase, montage photo de Dali), c’est a priori le côté mythique que soulignerait le kaléidoscope de dessins en noir et blanc tracés sur des pages de l’Oxford English Dictionary. Hélas, il n’est pas sûr que la réussite ait cette fois été au rendez-vous, pour plusieurs raisons. Le lien entre les images et l’intrigue est extrêmement ténu, mais on pouvait s’y attendre ; non, ce qui est surtout gênant, c’est que l’action, pour être visible malgré les projections, est obligée de se dérouler sous un plein-feux constant, comme une pièce de boulevard. Cela souligne encore l’écart entre le jeu « naturel » des acteurs et les quelques touches surréalistes (mains surdimensionnées, masques-sacs en papier dont ils se coiffent parfois). Et comme cette action théâtrale n’occupe en général qu’une petite partie de l’espace scénique, Kentridge a éprouvé la nécessite de combler en plaçant à jardin d’abord, à cour ensuite, un immense piano à queue dont feint de jouer une jeune femme coiffée à la Louise Brooks. La pantomime de cette artiste, rejointe par un homme en habit, n’apporte pas grand-chose à la compréhension de l’œuvre et n’est qu’à de rares moments intégrée au reste du spectacle. Par ailleurs, les projections incluent un certain nombre de mots écrits, mais du fait de la politique de l’ENO, où l’on ne chante qu’en anglais, un décalage se crée inévitablement entre ce qu’on peut lire et ce qu’on entend.
Brenda Rae, James Morris © Catherine Ashmore
Ce qu’on entend s’avère finalement plus convaincant, malgré le dépaysement que crée cette Lulu qui s’exprime dans la langue de Shakespeare plutôt que celle de Wedekind, avec des consonnes beaucoup moins dures que dans la version originale, et l’impression étrange de passages parlés nettement plus nombreux, comme si le sprechgesang avait été remplacé par du sprech tout court. La distribution étant intégralement renouvelée à chaque étape de la tournée du spectacle, tous les interprètes sont anglophones, ce qui ne va pourtant pas toujours de soi même en un lieu qui s’obstine à n’admettre que l’idiome vernaculaire, à l’heure où cette pratique perd de plus en plus d’adeptes (peut-être serait-il temps que l’ENO remette en question cette spécificité-là pour s’en trouver d’autres, plus artistiques, par exemple en termes de répertoire). Pour ses débuts dans le rôle et à l’ENO, Brenda Rae est une Lulu convaincante : au milieu de son répertoire beaucoup plus classique (ce Berg s’insère pour elle entre une Lucia à Munich et un Tancredi à Philadelphie), la soprano américaine se révèle tout à fait à l’aise vocalement – malgré des graves parfois peu sonores – et scéniquement dans un personnage dont elle a le physique et qu’une autre mise en scène l’aiderait à approfondir davantage. Même si ses emplois se diversifient depuis quelques années, James Morris était encore Scarpia au Met à l’automne dernier, et sa voix n’a rien perdu de sa noirceur et de son mordant, qui confèrent à son Dr Schön une grande autorité ; son mérite est d’autant plus grand que le costume trois pièces vert fluo dont il est affublé ne l’y aide pas forcément. De l’Alwa poupin, à la silhouette de Botero, que compose Nicky Spence, on retient avant tout la voix puissante et agile, la force de l’aigu même dans les moments de paroxysme. Sans avoir rien perdu de sa prestance physique, Sir Willard White a désormais le poil blanc de Schigolch ; la voix paraît un peu cotonneuse, mais cela tient probablement en grande partie à son incarnation. Pour son retour à l’ENO où l’on ne l’avait plus revue depuis la Médée de Charpentier en 2013, Sarah Connolly remporte un triomphe en Geschwitz : on croit voir s’animer une photographie d’August Sander ou la journaliste Sylvia Von Harden peinte par Otto Dix, et l’on rage qu’Alban Berg ait attendu les derniers instants de son opéra pour lui donner quelque chose de plus substantiel à chanter. Vu à Garnier dans Lear la saison dernière, Michael Colvin ne rencontre aucune difficulté dans le rôle du peintre, mais l’on remarque surtout la prestation éclatante de Clare Presland, jeune mezzo à suivre.
Conduit avec rigueur par Mark Wigglesworth, l’orchestre de l’ENO honore son contrat sans problème, mais la partition d’Alban Berg n’a sans doute rien qui puisse déconcerter une formation habituée à interpréter régulièrement la musique de notre temps, et qui avait même enregistré sous la direction de Paul Daniel une Lulu en anglais pour Chandos.