C’est avec le temps devenu à Lille un rituel : un opéra grand public ponctué d’une retransmission sur grand écran* dans plusieurs villes de la région pour clore une saison exigeante. Souvenez-vous Carmen en 2010 avec Stéphanie d’Oustrac, Le Barbier de Séville en 2013 vivifié par la présence d’Armando Noguera… Le point commun de ces rendez-vous ? Jean-Francois Sivadier, acteur, auteur, metteur en scène, plus largement connu pour avoir en 2010 accompagné Natalie Dessay dans sa première Traviata à Aix-en-Provence, révélé au monde lyrique par Madama Butterfly, à Lille justement, en 2004. Onze années plus tard, Caroline Sonrier et ses équipes remettent sur le métier ce même ouvrage dans cette même production, applaudie depuis à Dijon et Nancy, entre autres.
Au Nord, rien de nouveau donc, si ce n’est le plaisir de découvrir – en ce qui nous concerne – un spectacle à la fraîcheur intacte. D’un plateau nu traité comme une feuille blanche, se déplie tel un origami l’histoire de la geisha japonaise, conforme en tous points à ce que l’on en connaît mais renouvelée par un travail permanent sur le mouvement et débarrassée de l’empois dramatique qui trop souvent l’alourdit. Ne plus faire pleurer Margot ? Au contraire, Jean-Francois Sivadier revendique « cette quête obsessionnelle de l’émotion » qui, selon lui, caractérise Puccini. Orient contre Occident, le choc est avant tout entre deux cultures aux codes différents, dont on joue des différences avant de réaliser, mais un peu tard, que le jeu était mortel. L’exotisme, anecdotique au demeurant dans Butterfly, importe moins que le désir de susciter l’émotion, coûte que coûte, en posant sur l’œuvre un regard neuf, voire candide. Que de manipulation cependant derrière cette apparente candeur ! Que de perversion révélée par l’utilisation de l’espace – de la scène à la salle – et par la manière dont le public devient malgré lui complice d’une mise à mort à laquelle il n’était au départ que convié… Que d’images, persistantes ou fugaces, magnifiées par les lumières de Philippe Berthomé, qu’il s’agisse du duo d’amour transformé en parade nuptiale aux rites étranges ou de la scène finale, insoutenable, d’autant plus cruelle que, fidèle à la partition, elle referme la représentation sur un point d’interrogation. « Oublier ce que l’on sait » : le secret avoué de Jean-François Sivadier, appliqué à la lettre dès cette première incursion dans le répertoire lyrique, s’avère d’une redoutable efficacité.
© Opéra de Lille
L’art du metteur en scène réside aussi dans sa capacité à utiliser tous les éléments mis à disposition : le chœur, omniprésent, témoin plus ou moins passif du drame, dont on aimerait l’intervention à bouche fermée encore plus diaphane ; les seconds rôles tous caractérisés d’où émerge, élevé au rang de démiurge avant d’être chassé du plateau comme un malpropre, le Goro poisseux de François Piolino. Suzuki et Sharpless sont, eux aussi, mis en avant comme rarement : Victoria Yarovaya d’une rondeur vocale enveloppante, quasi maternelle ; Armando Noguera d’une jeunesse d’abord désinvolte puis désarmée. Il parait que c’est en découvrant le baryton argentin dans ce rôle à Dijon que Jean-François Sivadier décida de monter à son intention Le Barbier de Séville. L’aisance, le charme inné qui émane à la fois de la silhouette et du chant, sans aucune de ces raucités qui poivrent et salent les tempes du consul, expliquent le choix.
Ténor lituanien inconnu en France, non dénué de séduction, Merũnas Vitulskis se coule aussi avec évidence dans le moule scénique, d’une voix radieuse dans l’aigu, plus engorgée dans le médium. Serena Farnocchia en Butterfly s’intègre moins naturellement à l’univers visuel de Jean-François Sivadier. Mais faut-il regretter que le chant l’emporte sur le théâtre lorsque chaque note est teintée d’une couleur qui ne doit rien au hasard. Cet usage immodéré de la palette sonore toucherait au maniérisme si par ailleurs, le rôle n’était crânement assumé dans sa longueur et dans sa largeur, du grave toujours audible à l’aigu précis bien qu’aminci. Maîtriser ainsi les enjeux techniques et expressifs de la partition laisse d’autant plus admiratif que Cio-Cio-San est une prise de rôle.
Directeur artistique du Festival de Bad Wildbad depuis 2011, Antonino Fogliani a développé au contact de Rossini un sens aiguisé du rythme, une énergie communicative, évidente dès les premières mesures, précipitées comme si les instruments s’engouffraient étourdiment dans ce qu’ils ignorent encore être un crime organisé. La direction d’orchestre se plait à exposer chacun d’entre eux selon les ressorts dramatiques qu’elle choisit d’actionner. Cette recherche du détail ne saurait détourner Antonino Fogliani de son but ultime. Tout en veillant à ne pas couvrir les chanteurs, le chef attise un Orchestre national de Lille éloquent, jusqu’à tendre le filet instrumental dans lequel vient immanquablement se prendre le papillon.
* Le mardi 2 juin à 20h (plus d’informations)