Peut-on croire que ce soit par hasard que, dans la même année 1861, aient été créées successivement deux œuvres de la même veine satirique et comique, en mai l’opérette d’Offenbach Monsieur Choufleuri restera chez lui le…, et en octobre la comédie d’Eugène Labiche et Édouard Martin, La Poudre aux yeux. Dans les deux cas, des petits bourgeois veulent se hisser par l’argent à un rang qui n’est pas le leur. Chez Labiche, Madame Malingear et Madame Ratinois entraînent leurs époux dans des dépenses inconsidérées, chacune voulant faire croire à l’autre que sa famille était la plus riche. Chez Offenbach, Monsieur Choufleuri, tout aussi gonflé d’orgueil, veut paraître aux yeux du monde en offrant à la haute société de son temps – qui bien sûr ne répondra pas à son invitation – une soirée privée où l’on pourra entendre les plus grands chanteurs lyriques du moment, la Sontag, Rubini et Tamburini. Or il s’agissait bien là d’un phénomène de société – toujours de grande actualité – que la caricature théâtrale du temps ne pouvait pas ne pas relever.
Rendu à nouveau populaire par les fameuses représentations de 1979 à l’Opéra Comique, le Choufleuri d’Offenbach est depuis régulièrement joué, avec des fortunes diverses, sur les scènes les plus variées. Il se devait donc d’être invité au festival Offenbach d’Étretat. Son metteur en scène Yves Coudray, souhaitant innover par rapport aux nombreuses autres productions récentes de l’œuvre, a décidé de transposer l’action, qui se déroulait à l’origine le 24 janvier 1833, en l’année 1939. Monsieur Choufleuri devient ainsi un obscur fabricant de gaines pour dames, et c’est pour amplifier la publicité de son produit qu’il tente de faire venir à son domicile une clientèle huppée susceptible d’en assurer la promotion. Pour attirer tout ce beau monde, il organise une soirée où doivent se produire trois artistes ayant mis leur art du chant au service de carrières cinématographiques pour le moins contrastées : Lily Pons, Tino Rossi et Ezio Pinza. La veine comique d’Offenbach ainsi transposée, non seulement ne perd rien de sa fraîcheur, mais gagne encore en drôlerie, d’autant que toute l’adaptation est faite avec tact et doigté, sans la moindre faute de goût, servie par une distribution de haute volée très joliment habillée par Majan Pochard. La mise en scène, particulièrement inventive et enlevée, entraîne la troupe – et le public – dans un tourbillon de franche gaieté.
Clémence Olivier (Ernestine), Lionel Peintre (M. Choufleuri) et Marc Larcher (Chrysodule Babylas) © Photo Jean-Marcel Humbert
Lionel Peintre, dont on connaît le goût pour les personnages hauts en couleurs, est un Choufleuri étonnant de naturel. Son autorité vocale et scénique lui permet de camper un homme d’affaires ni vraiment suffisant, ni vraiment ridicule, mais totalement dépassé par la machine qu’il a lui-même mise en route, l’obligeant dès lors à se laisser mener par le fil des évènements (trio « Babylas, Babylas, Babylas »). Sa voix puissante et nuancée à la fois fait merveille dans le trio italien de la grande parodie de bel canto (« Italia la bella ») où Offenbach se moquant du grand Opéra excelle comme à son habitude, tandis que gestes exagérés et yeux exorbités montrent à la fois le désarroi du personnage entraîné par l’action, et le plaisir évident qu’il finit par prendre dans le rôle de vedette lyrico-cinématographique qu’on lui fait jouer à son corps défendant.
Le couple d’amoureux formé par Clémence Olivier et Marc Larcher est tout à fait dans la tradition des jeunes gens sympathiques que la tyrannie des pères tente de séparer. Mais ici, comme chez Labiche, tout se termine bien. Clémence Olivier est une habituée des rôles d’Offenbach et du festival d’Étretat, et si sa voix légère et harmonieuse ne peut bien évidemment concurrencer les trilles hypersoniques de Lily Pons, elle campe une délicieuse Ernestine, parfaitement bien en situation (couplets « J’étais vraiment très ignorante »). Quant à Marc Larcher, dont on suit la belle carrière nationale, il campe un Chrysodule Babylas particulièrement convaincant (duo « Pedro possède une guitare »), jusqu’à une imitation fort bien chantée et amusante du jeune Tino Rossi.
Alors qu’à l’origine c’étaient les bévues autant que l’accent du domestique belge de Monsieur Choufleuri, Petermann, qui faisaient rire le public, c’est ce soir l’égyptomanie qui prend le relais, interprète oblige. Joseph Kauzman, chanteur originaire du Caire dont on remarque depuis quelques années avec intérêt les prises de rôles, chante et joue avec talent un Petermann désopilant de naïveté réelle ou feinte. Il faut dire que le kilt écossais, le pantalon « qui gratte », le parler égyptien censé être de l’anglais et les couplets très joliment chantés « En naissant, chaque créature… », offrent mille possibilités qu’il exploite très habilement.
Tandis que le rôle de Choufleuri avait été créé par Désiré, l’un des acteurs fétiches d’Offenbach, celui de Madame Balandard était un rôle travesti créé par un autre des acteurs préférés du compositeur, Léonce. Edwige Bourdy, dont on souligne à chacune de ses apparitions l’extrême talent, ne chausse pas les bottes de son illustre prédécesseur, mais crée un personnage haut en couleurs, mêlant les attitudes « à la » Yvette Guilbert à des mimiques inénarrables. Elle est accompagnée par Pierre Méchanick (Monsieur Balandard), dont la haute stature renforce le côté improbable du couple, qui chante néanmoins à l’unisson et fort drôlement sa partie (trio avec Peterman « Le plaisir nous invite »). Philippe Hui dirige parfaitement un petit orchestre d’excellents musiciens. Un spectacle jubilatoire et délicieux que l’on espère voir bientôt à Paris et en tournée, mais qui mériterait de se voir adjoindre un lever de rideau : l’œuvre d’Offenbach n’en manque pas !