L’action se passe de nos jours sur une île imaginaire inspirée de Belle-Île dans une ambiance tout ce qu’il y a de bon enfant. Au milieu du plateau, un poteau indicateur avec trois directions fictives : « Citabelle », « Château Fouquet » et « Ma plage ». À l’évidence, c’est L’école des amants, sous-titre de l’œuvre pris au pied de la lettre, qui a orienté Neta Amit Moreau vers cette mise-en-scène fringante et ludique. Astucieuse option pour représenter, avec un budget limité, un opéra sur la scène d’une salle municipale dépourvue de machinerie.
Au lever du rideau, un simple guéridon et quelques sièges suffisent à évoquer le bar où Ferrando et Guglielmo vont accepter de relever le défi de Don Alfonso. Puis, vêtues comme des écolières (nous y voilà…) Fiordiligi et Dorabella, assises côte-à-côte à un pupitre de classe primaire, échangent des confidences amoureuses avant de dire adieu à leurs fiancés déguisés en marins. Quant à la fameuse parade « Bella vita militar », elle se déploie en sandales, shorts ou jupettes multicolores, chemises à fleurs, châles en fausse dentelle. Force lunettes de soleil, agitation de bannières et de longues étoffes bleues figurant la mer… On ne saurait décrire par le menu l’ambiance délurée qui règne ensuite sous les parasols et derrière les serviettes de plage durant les nombreux changements de scènes de ces deux actes endiablés où les bonnes idées théâtrales foisonnent. Loin des comédies brutalement érotiques qui font aujourd’hui florès, on apprécie une direction d’acteurs limpide, amusante, sensuelle, jamais vulgaire. Solos, duos, ensembles… incroyables moments de grâce, notamment le délicieux trio « soave il vento », moments forts où le ciel tourne à l’orage, moments de doute ou même de révolte… Le tout s’enchaîne au rythme de la musique.
Sous la houlette de Philip Walsh aussi minutieux qu’enthousiaste, l’Orchestre du Festival se limite à treize musiciens. C’est avec une volupté évidente que — de l’ouverture au finale — cette phalange restreinte, emmenée bon train par son chef, se délecte à faire jaillir les mille et une nuances d’une partition qui passe de l’ironie à l’émotion, voire de la bouffonnerie à la tragédie dans une conversation mozartienne incessante entre instrumentistes et chanteurs. À défaut de pouvoir citer ces treize talentueux solistes à part entière, nommons leur brillantissime et facétieux premier violon : Nemanja Ljubinković.
Le sextuor des principaux chanteurs satisfait les exigences vocales de chaque personnage. Tous ont déjà été applaudis ici et on peut constater les progrès accomplis. Après son succès l’an dernier dans I Pagliacci, Jazmin Black Grollemund — participe depuis 2009 au Festival de Belle-Île où elle vit désormais — est aujourd’hui Fiordiligi, héroïne passionnée à plusieurs facettes. Après le délicieux duo « A guarda, sorella » tout en légèreté, elle sera ensuite capable de réussir sans trébucher aussi bien les longs passages coloratures que les incursions dans l’extrême grave de sa tessiture. Au deuxième acte, elle chante de manière plus intériorisée mais non moins intense le grand air « Per pietà, ben mio, perdona ». C’est avec plaisir qu’on retrouve Karin Mushegain, entendue en 2012 dans le rôle titre de La Cenerentola et en 2013 dans Rosine du Barbier de Séville. La mezzo californienne dont la carrière commence à s’épanouir aux États-Unis a notamment chanté Dorabella à l’opéra de Memphis. Sa voix au timbre agréable et naturel s’est étoffée et stabilisée. « Smanie implacabili » est chanté avec aplomb sans pour autant basculer dans le tragique. La question rieuse de Despina avec « In uomini, in soldati, sperare fedelta ? » nous ramène d’ailleurs sans tarder à la comédie. Pivot de l’action, le couple complice Despina – Don Alfonso est particulièrement cocasse. Dans son rôle de soubrette, vive et espiègle, qui lui va comme un gant, la soprano française Louise Pingeot fait énormément rire. Le baryton basse Tyler Simpson semble lui aussi comme un poisson dans l’eau dans un personnage qu’il chante avec compétence et joue avec finesse. Quant aux amants pris au piège, ils sont tous deux convaincants. Le baryton états-unien Jonathan Beyer a acquis beaucoup d’assurance depuis son Escamillo bellilois en 2013. Sa voix bien projetée aux excellents graves, sa diction soignée et son talent de comédien lui permettent de nous donner un Guglielmo brillant, ardent, très bien campé. Dans Ferrando, Tyler Nelson, met sa sensibilité au service d’un personnage plus ambigu et dont la sincérité n’est pas toujours évidente. Si son timbre caressant séduit dans le fameux air « Un’aura amorosa » chanté correctement, le ténor surprend davantage par le bel engagement dramatique qu’il démontre dans la cavatine « Tradito, schernito » rageuse à souhait.
En ce soir de première, la salle archicomble (plusieurs rangées de chaises ont été ajoutées) fait un triomphe à une équipe artistique hardie, soudée par la passion.