Le pasticcio revient à la mode. Pratiqué au XVIIIe siècle dans l’opéra baroque, le pasticcio consistait à assembler, sur un livret unique, des airs provenant d’opéras divers écrits par même compositeur ou par des musiciens différents. Le procédé permettait de créer rapidement une oeuvre originale, avec un succès facilité par la reprise des airs les plus applaudis d’ouvrages précédents. L’opéra baroque se prêtait particulièrement au pasticcio car les airs y expriment les sentiments des protagonistes (l’amour, la colère…) alors que l’action n’avance qu’au travers des récitatifs. Les airs sont ainsi relativement interchangeables : dans les années 90, Jean-Claude Malgoire avait ainsi pu proposer un Montezuma pasticcio à une époque où l’on pensait perdu l’ouvrage original de Vivaldi. Pietro Metastasio fut le principal pourvoyeur de livrets (28 opéras, des cantates, des oratorios…), musicalement illustrés par les plus grands musiciens de son temps (et aussi par les moins bons). A titre d’exemple, La Clemenza di Tito fut mise en musique par Antonio Caldara en 1734 puis par plus d’une quarantaine de compositeurs, Mozart inclus (en 1791 : près de 10 ans après la mort de Métastase). Avec le temps, et l’opéra romantique se prêtant moins facilement au même traitement, le pasticcio s’est fait plus rare mais ne s’est jamais totalement éteint : au XIXe siècle, Robert Bruce et Invanhoé sont composés sur des tubes rossiniens francisés. Au XXIe siècle, on peut noter The Enchanted Island (2011), une commande du Metropolitan Opera pour familiariser son public avecle baroque (huit compositeurs sollicités pour une intrigue inspirée de La Tempête et du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare), ou encore, à la Monnaie de Bruxelles, Bastarda (basé sur Elisabetta al castello di Kenilworth, Anna Bolena, Maria Stuarda et Roberto Devereux de Gaetano Donizetti et peut-être même sur un poisson d’avril de Forum Opéra) ou Rivoluzione e Nostalgia basé sur des ouvrages de Giuseppe Verdi.
Sur le principe, l’idée de réaliser une oeuvre nouvelle basée principalement sur la trilogie Da Ponte était excellente tant les points communs en sont nombreux. Malheureusement, la réalisation n’est pas à la hauteur des attentes, faute de trame narrative. Après une pétillante ouverture des Nozze di Figaro, nous nous retrouvons à l’aéroport Lorenzo Da Ponte, dans le terminal de la WAM. Nous entendons les premières scènes des Nozze. Figaro discute avec Susanna de leur prochaine chambre à coucher autour d’un mode d’emploi façon Ikea. Instruit des intentions du Comte, il sort une épée de son étui à guitare et sème la panique dans le terminal (les passagers les plus audacieux réussissent quelques selfies). En partant, il échange son étui avec celui de Don Ottavio. Celui-ci chante alors « Il mio tesoro » (Don Giovanni) en s’expliquant avec la police. La comtesse des Nozze semble lui répondre avec « Porgi amor ». Leporello lui chante l’air du catalogue, devenu l’air du répertoire de l’iPhone. Sur le tableau d’affichage des prochains départs apparaissent alors les «scores » de Don Giovanni dans les différents pays, les passagers agitant des fanions suivant leur nationalité. On passe à autre chose avec quelques extraits de Così fan tutte, totalement détachés dramatiquement de ce qui précède. Rolando Villazón, en serveur muet, anime le plateau de quelques gags burlesques interprétés dans un style chaplinesque. Rapidement, toute cohérence disparait. Un avion s’écrase, plus tard un second, prétexte à un choeur extrait de Davide penitente, magnifiquement chanté par les choeurs Il Canto di Orfeo et Bachchor Salzburg mais, a contrario, pas très folichon. Bartoli en Despina déguisée en docteur fume un énorme joint. Tous les vols sont annulés et il n’y a plus de schnaps. Ferrando vient chanter le tube de l’été « Une aura amorosa » et quelques couples dansent un slow. Villazón, qui a retrouvé le dernier litre d’alcool, en propose sans succès autour de lui, et finit seul toute la bouteille. Dans sa note d’intention, Davide Livermore explique avoir voulu créer une sorte de mosaïque à partir de ces différentes scènes, mais on a surtout l’impression d’assister à une suite de clips comiques : une fois achevée, la mosaïque ne représente rien de précis. Est-ce la raison pour laquelle le metteur en scène a cru nécessaire d’intervenir lui-même sur le plateau ? Il tente alors de nous éclairer : spectateurs et artistes sont embarqués dans un même voyage, etc. Nous n’avons pas été convaincu. Un metteur en scène est un maître d’œuvre qui sait mobiliser les forces autour d’un spectacle, en éclairer les interrogations, en révéler éventuellement le sous-texte ou nous montrer sa modernité, mais ce n’est pas nécessairement un auteur. Au positif, ce pasticcio est virevoltant, drôle, visuellement superbe, parfaitement dirigé. Un spectacle brillant. On aura également apprécié les superbes contributions vidéos de D-Wok, les magnifiques éclairages de Fiammetta Baldisseri, les costumes colorées de Mariana Fracasso et le décor éminemment spectaculaire Giò Forma.
Dans ce contexte, les satisfactions sont essentiellement d’ordre musical. A la tête d’un orchestre des Musiciens du Prince-Monaco techniquement parfait, Gianluca Capuano est un miracle de précision, mais aussi de fantaisie et de surprises. Le pianoforte ne se contente d’ailleurs pas ici d’accompagner les récitatifs mais se joint à l’orchestre pour y ajouter ses improvisions. Interrogé sur ce choix musical, le chef italien répond : « À l’époque, Mozart dirigeait et jouait au pianoforte. Compte tenu de son génie d’interprète, notamment dans les improvisations, on ne peut pas imaginer qu’il ait abandonné son instrument entre deux récitatifs pour seulement diriger, d’autant que la baguette de chef d’orchestre n’était pas encore en usage. Je suis donc convaincu que pour les ouvrages de cette époque, et jusqu’à certains opéras belcantistes, le pianoforte doit être associé à l’orchestre. Pour La Clemenza di Tito ici, nous avons même un pianoforte et un clavecin qui dialoguent. Cela ajoute un brin de folie ! ». Pour les experts, précisons que le diapason utilisé est le diapason « Mozart » à 430 Hz, à mi-chemin entre le diapason baroque et le diapason moderne. Remplaçant au pied levé Ildebrando d’Arcangelo souffrant, Mattia Olivieri est parfait sur tous les plans : belle voix, excellente technique, bonne projection et une présence scénique indéniable. Ruben Drole chante également fort bien mais son émission est trop cotonneuse, un peu sourde. Mélissa Petit n’a qu’un grand air pour briller, et elle y parvient parfaitement. Certes le timbre est encore un peu vert, mais la complexité du personnage est parfaitement rendue avec un chant d’une grande beauté et d’une excellente technique belcantiste. Excellent en comprimario muet, Rolando Villazón s’attaque à un air de Basilio (habituellement coupé dans les représentations des Nozze di Figaro) qui ne correspond pas à sa vocalité. Le vétéran Alessandro Corbelli (71 ans) n’a plus un timbre très jeune mais sa technique vocale et son métier scénique sont toujours intacts. Le Cherubino de Lea Desandre est toujours aussi adorable. Daniel Behle est un peu bousculé par son premier air mais le second est remarquablement conduit, avec un beau legato, et moins de nasalités. La reine de la soirée est bien entendu Cecilia Bartoli. Espiègle Susanna, Despina déjantée (chantée avec une voix déguisée impayable), et insurpassable dans l’aria « Ch’io mi scordi di te… Non temer, amato bene » (KV 505), accompagnée par rien moins que Daniil Trifonov. L’air, chantée comme au concert, sans mise en scène, obtient la plus grande ovation de la soirée : tout est dit.