Avant tout, rendons grâce à la direction de l’Opéra de Marseille d’avoir osé programmer le Cid, cet opéra de Jules Massenet si rarement représenté, et félicitons-là de la qualité du spectacle qu’elle propose. L’immense houle d’acclamations qui soulève le public et dont le ressac assiège inlassablement la scène à la fin de la représentation dit clairement comment l’entreprise est reçue.
Cet enthousiasme, nous aurions aimé le partager sans réserve, mais certaines options relatives au côté spectaculaire nous laissent réticent. Ainsi Don Diègue paraît plus jeune que Don Gormas et l’Infante, selon son titre fille du Roi semble être ici sa femme, tant il est jeune d’aspect, confusion entretenue par la présence d’enfants ; cela transforme inutilement le personnage de jeune fille amoureuse qui par devoir renonce à sa passion en épouse tentée par l’adultère. Plus globalement, l’ancrage temporel – règne d’Alphonse XIII ? – créé par le réalisme des beaux décors d’ Emmanuelle Favre, qui se succèdent d’un précipité à l’autre, nous semble donner une certaine trivialité à une histoire dont le héros appartient moins au réel qu’à la légende, et qui est devenu par là moins humain qu’idéal, quelles que soient les sources, à l’image du preux Roland. La présence d’une carte du Rio de Oro, à l’acte III, achève de brouiller les cartes, le « juste » combat mené lors de la Reconquête devenant alors un épisode d’une guerre coloniale, ce qui n’est pas vraiment équivalent !
Charles Roubaud tire un habile parti des décors pour enchaîner les scènes ; les coupures pratiquées rendent quelques entrées acrobatiques, mais il réussit les effets attendus – l’adoubement de Rodrigue – et l’acte III, de l’intimité de la demeure de Chimène aux turbulences de l’état-major, est à cet égard exemplaire. Les superbes éclairages de Jacques Rouveyrollis contribuent notablement à l’efficacité de la mise en scène, qui est aussi, évidemment, tributaire du jeu des chanteurs. La plupart découvraient l’œuvre. Est-ce la raison du statisme de certains qui gardent les yeux rivés sur la fosse ? Pour d’autres, c’est certainement la conception qu’ils se font de leur rôle qui explique leur prestation d’acteur.
Ainsi Roberto Alagna représente-t-il souvent Rodrigue comme une sorte de Saint-Sébastien du contre-ut, qui s’offre aux coups du sort et à l’admiration de ses fans dans une pose stéréotypée, les yeux levés vers le troisième balcon et les bras écartés. Dans ses scènes avec Béatrice Uria-Monzon, qui incarne Chiméne de tout son corps, on souffre pour lui. Heureusement, vocalement le chanteur peut offrir un éclatant démenti à ceux qui prédisaient son échec. Sans doute n’est-il pas le ténor héroïque requis et chante-t-il d’abord avec une prudence frustrante, sans doute a-t-il plus les notes que le rôle dans la voix, mais qu’on le veuille ou non il soutient la gageure brillamment, avec la diction impeccable et l’élan qui ont fait sa renommée. Béatrice Uria-Monzon n’a pas la même clarté dans l’élocution, mais elle affronte le rôle et le registre de soprano avec un engagement tel qu’elle conquiert très vite, et atteint les sommets dans son « Pleurez mes yeux » ; le raffinement et la justesse de l’interprétation, dramatique et vocale, sont extraordinaires et la situent à son plus haut niveau.
Autour d’eux, une excellente Kimy McLaren, infante noble et gracieuse, le roi trop jeune de Franco Pomponi – Alain Vernhes s’étant retiré pour raison de santé – mais au français parfait, ce qu’on ne saurait dire du Don Diègue globalement laborieux de Francesco Ellero d’Artegna. En revanche l’émission de Jean-Marie Frémeau est un modèle de clarté, tout comme celle de Bernard Imbert, de Paul Rosner et de Frédéric Leroy. Les chœurs se donnent à fond, malgré les changements de costumes voulus par Katia Duflot, qui ponctuent le tableau final comme un bouquet.
Il revient à Jacques Lacombe de guider tout ce beau monde à bon port, à travers l’architecture d’une composition très exigeante pour l’orchestre, tous pupitres confondus, et particulièrement ardue pour les vents. Il opte pour la prudence et il s’en suit que la passion semble parfois tenue en bride ; d’autres fois le volume semble outrepasser le nécessaire et les percussions ne font pas dans la dentelle. Mais il est des moments privilégiés, comme l’introduction de l’acte III, ou la rhapsodie mauresque, et alors la musique de Massenet exerce à plein la séduction de ses trouvailles mélodiques et de ses accents, dont certains rappellent Verdi et d’autres annoncent Werther.
Nul doute que la dernière des quatre représentations devrait être la meilleure. Tel qu’il est, même s’il n’est pas parfait, ce spectacle sera-t-il repris ? C’est tout le mal qu’on lui souhaite !