Si les Poèmes pour Mi d’Olivier Messiaen ne sont pas joués si souvent que cela, il faut peut-être moins accuser leur complexité pour les auditeurs que leur difficulté pour la cantatrice. Créés par une Marcelle Bunlet, un grand format dramatique, habituée de la Brünnhilde wagnérienne ou de l’Ariane de Paul Dukas. Mais manquez de brillant dans l’aigu ou d’agilité dans la vocalise, et « Actions de grâce » ou le « Collier » virent rapidement au supplice. Renée Fleming est, a priori, de celles qui peuvent réaliser la quadrature du cercle : le format, lyrique mais ample, peut s’autoriser ponctuellement des incursions plus dramatiques. Le velours doré du timbre n’assombrit pas le haut registre et n’altère pas la souplesse de la voix. En bref, elle a tout pour signer une grande interprétation de l’œuvre – ce qu’elle fit dans un enregistrement daté de 2009, aux côtés d’Alan Gilbert. Retrouvant ce partenaire sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées, la diva américaine montre ce soir que le temps n’a pas de prise sur la beauté de son instrument, mais qu’il n’en va pas tout à fait de même pour la projection : dans un cycle qu’Olivier Messiaen a orchestré a posteriori, à grands renforts de cuivres et de percussions, les tutti les plus furieux la couvrent quelquefois, et l’empêchent de faire entendre la substance même de ces Poèmes. Il faut alors se résoudre à n’apprécier que par intermittences le soin que met Renée Fleming à restituer toute la richesse d’une œuvre se distinguant autant par ses inspirations debussystes (« Le Collier » ou « Paysage ») que par le souci du jeune Messiaen d’affirmer une esthétique très personnelle. Ainsi, le quasi-parlando d’« Epouvante » permet de noter les remarquables efforts d’élocution de la soprano, même si son français n’est pas le plus tranchant qui soit, et la conduite triomphale du chant dans « Prière exaucée » mettent en valeur à la fois la richesse du matériau rythmique déployé et la simplicité du message qui exalte la foi religieuse davantage en même temps qu’il célèbre l’être aimé.
Foi religieuse et goût des orchestrations opulentes : voilà au moins deux points communs entre Olivier Messiaen et Anton Bruckner. Celui-ci remania abondamment sa Quatrième symphonie, fidèle à une habitude qui devait peut-être moins à son propre perfectionnisme qu’à son manque de confiance en soi face aux critiques de ses contemporains. Si les versions généralement retenues aujourd’hui sont expurgées des citations de La Walkyrie qui structuraient la partition initiale, l’influence de Wagner reste patente, que ce soit par l’utilisation abondante d’un large arsenal de cuivres et par les savants développements qui reprennent et transforment sans cesse un large éventail de motifs musicaux. En résulte un fascinant paysage musical, où premier plan et arrière-plan ne cessent d’échanger leurs places. C’est le mérite d’Alan Gilbert de vouloir restituer ce tableau le plus fidèlement possible, l’éclairant d’une battue claire et précise. Mais il en résulte un espace en deux dimensions, trop uniforme pour laisser entendre les clairs-obscurs et les lignes de fuite que l’on attendait. Ce répertoire, dans lequel il s’est formé avec des chefs tels que Günther Wand, Christoph von Dohnanyi ou Herbert Blomstedt, l’orchestre de la NDR Elbphilharmonie le joue avec quelques problèmes d’intonation du côté des cuivres, mais sonne avec une cohésion qui force l’admiration, et qui impressionne – à défaut de faire sourdre le mystère et la ferveur rêvés.