C’est un récital très original qu’offraient dimanche après-midi le ténor Christophe Prégardien et le pianiste Stefan Litwin au public Bruxellois. Centré autour de la personnalité de Hanns Eisler, qui n’est certes pas le plus couru des compositeurs de Lieder mais dont Dietrich Fischer-Dieskau avait enregistré, assez tardivement (1987), le Hollywood Song-book, le récital aborde, sous le titre anglais de Memories, des thèmes bien précis, choisis en résonnance avec notre époque : les horreurs de la guerre, l’amour de la patrie, thèmes abondamment traités par l’expressionisme allemand de l’entre-deux guerres, une grande partie des textes mis en musique par Eisler sont dûs à Bertold Brecht. Le message des musiciens ne saurait être plus clair, et on aura rarement entendu un programme aussi directement politique que celui-ci.
Les œuvres de Eisler sont entourées d’autres Lieder, choisis dans un répertoire plus familier, et de Songs américains de Charles Edward Ives. On passe sans transition d’un compositeur à l’autre, d’un univers à l’autre, du romantisme à l’expressionnisme, du XIXe au XXe siècle. Ce sont essentiellement les textes qui assurent le fil rouge de la soirée, qui permettent de faire le lien d’une pièce à l’autre. Tout cela est si subtilement conçu qu’à aucun moment on n’a l’impression d’un programme disparate : les sautes de style paraissent naturelles, parfaitement justifiées, entraînant l’auditeur dans un voyage passionnant, rempli de découvertes, riche de sens et d’émotions.
De l’ensemble du récital se dégage une atmosphère sombre, anxieuse malgré les quelques pages plus souriantes que les musiciens ont insérées çà et là dans leur programme. Cet humour est souvent grinçant, à la façon du cabaret berlinois, parfois un peu décalé, faussement naïf. L’originalité de ce répertoire a cependant un prix, et c’est vraiment le seul bémol de la soirée : Christophe Prégardien chante avec la partition sous les yeux (il l’abandonne volontiers dès qu’on aborde les répertoires plus courus comme Mahler ou Schubert), ce qui, visuellement, n’est pas idéal pour la communication avec le public.
En très grande forme vocale, même si les années sont là, (il aura 70 ans dans trois mois), Christophe Prégardien tient à rassurer son public : contrairement à un bruit qui avait circulé – par erreur – jusque dans la brochure de la Monnaie, il n’est pas en train de faire ses adieux à la scène. Au vu de la qualité de ce qu’il a offert ici, on s’en réjoui beaucoup ! Il compense par l’intensité de son interprétation, par sa concentration, le peu que la voix pourrait avoir perdu en termes de souplesse ou d’éclat. Le répertoire est astucieusement choisi pour ne pas trop solliciter le registre aigu, mettant au contraire en évidence un registre medium intact et magnifique, et un registre grave qu’on ne lui connaissait pas.
Ce programme qui est d’une intelligence et d’une érudition remarquable, cherche visiblement à éveiller les consciences, de la façon la plus cultivée qui soit, par la musique, et bénéficie d’une interprétation absolument exceptionnelle, sans aucune affectation, faite de simplicité, de sincérité, d’un sens aigu du texte, qui permet une restitution très directe, très fidèle des œuvres. Cette totale absence d’artifice touche le spectateur au plus profond, la simplicité étant sans doute l’arme suprême pour susciter l’émotion.
La complicité entre les deux musiciens est parfaite. D’un naturel discret, Stefan Litwin calque son discours sur celui de Prégardien, épouse dans les moindres détails les inflexions du chanteur qu’il accompagne, enveloppe le discours d’une présence bien réelle, mais jamais encombrante. Quelques moments forts – encore plus fort que le reste – resteront dans les mémoires : ainsi, peu avant la fin de la première partie, le Revelge de Gustav Mahler sera donné avec une intensité dans l’expression, une construction de la narration remarquable créant une émotion glaçante ! Des moments très forts émailleront aussi la seconde partie, In die Städte kam ich, de Eisler sur un texte de Brecht, sorte de complainte du militant empreinte d’une grande nostalgie, ou le Kriegers Ahnung de Schubert sur un texte de Rellstab, véritable moment de grâce, rendu par une concentration maximale, un pouvoir de conviction très fort et une présence scénique intense.
De longs et très chaleureux applaudissements salueront cette magnifique prestation des deux musiciens, qui offriront encore deux bis, Der Wanderer de Schubert et Das Lied von den Moldau de Eisler.