Les récitals de Max Emanuel Cenčić sont passionnants à deux titres : non seulement leur programme est musicologiquement fondé, mais c’est aussi un interprète dont la grande lucidité sur ses moyens lui fait choisir des airs à sa mesure dans lesquels il pourra donner le meilleur. Ce n’est pas le cas de bien des contre-ténors qui préfèrent souvent modifier les partitions pour qu’elles collent mieux à leurs capacités, tout en se prétendant au plus proche de ce qu’avait dû être la voix du castrat dédicataire.
Ce récital parisien ne fait pas exception à la règle, puisqu’il est composé d’airs de Porpora, compositeur au centre des deux nouveaux enregistrements de Max Emanuel Cenčić, et de Haendel, sans doute parce qu’il est difficile de remplir le Théâtre des Champs-Elysées pour une soirée seria sans ce compositeur. Qu’à cela ne tienne, le thème du concert sera la rivalité entre les deux compositeurs, illustrée par des airs écrits pour Senesino et Annibali, deux castrats à la tessiture assez centrale, à l’image de celle de notre interprète. Ce dernier a même voulu aller plus loin en lisant un texte de sa composition et instruire le public sur la rivalité opposant les deux compositeurs. Un texte plutôt très bien écrit, bien informé, ne manquant pas d’humour, et ne souffrant que de quelques longueurs sur des thèmes trop éloignés du programme de ce soir (la passion des Anglais pour l’art italien, la guerre entre la Cuzzoni et la Bordoni, le pensum sur les passions humaines…). Certes l’amateur éclairé d’opera seria n’aura rien appris, mais il n’est pas représentatif de l’ensemble du public. Non, ce qui était plus gênant, c’est que Max Emanuel Cenčić est bien plus éloquent lorsqu’il chante que lorsqu’il parle, le nez dans son texte et butant sur certains mots. L’intention est bonne, mais ce texte aurait gagné à être lu par un comédien. D’autant qu’abuser de sa voix parlée avant de chanter est assez périlleux. Mais si cette lecture a pu paraitre laborieuse à certains, elle ne justifiait en rien le grossier « Canta ! » prononcé à deux reprises par un petit seigneur qui croyait sans doute s’adresser à son bouffon pour qu’il le divertisse.
Le début du récital donnait d’autant plus l’impression de patiner que, après la lecture de son long texte, la voix du contre-ténor semblait insuffisamment chauffée pour entamer un air virtuose de Porpora avec une projection assez confidentielle. Cet air agité et néanmoins dansant, issu d’Ifigenia, mériterait plus de brillant et d’audace pour marquer les esprits. Heureusement le splendide air d’Arianna in Nasso permet d’admirer les qualités d’orchestrateur de Porpora (et ses fameux traits de violons imitant les flots), la cohésion des registres de Cenčić, mais aussi la grande douceur de son émission et son intelligence psychologique lors d’un da capo tourmenté. Pour le sublime air de Meride e Selinunte, déjà inscrit par Franco Fagioli dans son récital Porpora, on est ému par l’intensité dépouillée de son interprétation, même si les reprises manquent un peu de variation dans l’affect. Il faut cependant attendre la fin de cette première partie et l’air enjoué de Filandro pour trouver un artiste qui s’adresse pleinement au public et ne s’enferme pas dans ses personnages derrière le quatrième mur. L’occasion aussi de louer son souffle et sa grande méticulosité dans l’exécution des vocalises: jamais cette dentelle de notes n’est bâclée au profit d’effets plus faciles. Même si sa voix perd en ambitus et en projection avec les années, l’artiste affiche toujours un haut niveau d’exigence musicale.
L’orchestre Armonia Atenea dirigé par George Petrou accompagne énergiquement l’artiste, même si l’on peut regretter que l’harmonie soit souvent sacrifiée au rythme dans les airs rapides. Les intermèdes de Vivaldi allaient de l’assez mauvais (le Concerto pour deux violons, où personne ne semblait très concerné) à l’excellent (la Sonate en trio, clin d’oeil à la Folia espagnole dont Haendel fera sa célèbre sarabande, et où l’on retrouve enfin un des meilleurs ensembles baroques actuels).
La deuxième partie est consacrée à Haendel et commence avec le difficile air de l’ivresse d’Orlando, dans lequel le contre-ténor force le naturel d’une rêverie balbutiante, qui est avant tout suscitée par une grande application. Jouer l’ébriété sur scène est déjà difficile, la chanter sans sombrer dans la vulgarité est un tour de force. Changement d’ambiance avec un « Cielo ! Se tu il consenti » rageur, aux graves somptueux et aux cadences enfin plus audacieuses dans un registre aigu qu’il avait semblé préserver jusque-là. C’est dans le premier air d’Arminio que sa prononciation très musicale et limpide de l’italien séduit le plus. Le second et les bis sont tout entiers consacrés à la virtuosité, mais loin d’être extérieure et mécanique, la noblesse des personnages impose toujours une retenue qui permet à l’interprète de briller sans racoler, même lorsque les aigus sont dardés au sein de l’air et plus seulement dans la cadence finale ou que le canto di sbalzo d’un « Fatto scorta al sentier » impose une expressivité plus extérieure. En parlant comme en chantant, Max Emanuel Cenčić s’adresse à ce qu’il y a de plus esthète en nous.