Dans l’ancienne salle de bal de son Palazzetto (en réalité un « casino », c’est à dire une petite « Ca », annexe dédiée aux plaisirs de la grande demeure qui a, elle, disparu) la Fondation Bru Zane poursuit son programme dédié à la musique légère française. Hier les ensembles d’opérettes, aujourd’hui la chanson badine accompagnée de la seule guitare, et la semaine suivante, les Années folles. Convoquant l’esprit des salons parisiens, ses douces provocations et ses galanteries à demi voilées, ainsi que des cabarets et leur malice, les artistes ressuscitent ces chansons élégamment grivoises, du XVIIIᵉ siècle à Hervé : une plongée souriante mais exigeante dans une France moqueuse, joueuse et souvent tendre.
Ce programme, on le doit avant tout au guitariste Pascal Sanchez : en quête de partitions dédiées à la guitare romantique de 1830 qu’il possède (« à moustache » comme il l’appelle en plaisantant, en raison du motif qui orne le chevalet), il découvre un lot de 400 chansons galantes voire carrément épicées, qu’il n’envisage de donner qu’avec Marc Mauillon et son art exemplaire de la prononciation. La guitare est ici plus qu’une simple accompagnatrice : d’aristocratique elle devient populaire au tournant du siècle, et sa faible puissance autant que son transport aisé, en font l’instrument choisi des audiences restreintes mais bouillonnantes, le « piano du pauvre ». Ce qui n’empêche pas la petite bourgeoisie de l’adopter, de s’encanailler dira-t-on. Lorsque la direction du Palazzetto est associée, on y ajoute quelques morceaux d’Hervé, mis à l’honneur cette année pour le bicentenaire de sa naissance. Et c’est parti pour un festival de sous-entendus, de poésie servant de garde-fou à la vulgarité, et de désirs mal contenus qui peuvent servir de ferment révolutionnaire.
Le concert commence gentiment par une Chanson de table, héritière des chansons à boire. Un texte simple, un propos léger dont l’intérêt musical tient à sa capacité de joindre une prosodie parlée populaire à une ligne mélodique souple. Marc Mauillon aborde ce premier morceau avec une sorte de bonhomie mesurée et ne force jamais l’effet. Pascal Sanchez, pour sa part, opte pour un toucher feutré, presque murmuré. Le duo instaure ici un climat de connivence, entre eux et avec le public, une écoute mutuelle qui ne faiblira jamais. L’ode au vin qui suit est presque mélancolique, et cette légère tristesse refera régulièrement surface, comme pour souligner que la badinerie peut vite sombrer dans l’amertume, à l’image de ce « Ne vous y fiez pas ».
Mais d’abord c’est le Chalumeau volé avec ses délicieux clins d’œil sur les « un peu plus bas » répétés, d’abord pour demander à la bergère de moins crier, puis pour décrire le parcours de la main du berger et enfin l’intensité de son décevant « amour ». Marc Mauillon prouve ici quel merveilleux conteur il est. La licence monte d’un cran avec le Carillon agréable, métaphore plus que suggestive agrémentée d’onomatopées souriantes du chanteur et de pizzicati virtuoses de la guitare.
Ces chansons portent aussi les stigmates de leur temps, souvent teintées voire barbouillées de misogynie (Les Six Âges des filles, Avis aux femmes, Une femme c’est laid) contrebalancés par des morceaux résolument féministes, telle cette étonnante Marseillaise des femmes entonnée tambour battant où Marc Mauillon alterne en toute fluidité entre le chanté et le parlé (surprenant couplet philosophique).
Après une Chanson énigme toute en retenue fiévreuse (« Devinez comme on appelle la chose dont je tais le mot ») et un plus faible Complaisant, le Lan La et son refrain entêtant devient dérangeant quand il évoque le viol qu’une mère n’a pu empêcher, surtout que c’est le violeur lui-même qui chante ! Retour à bien plus de légèreté avec l’incroyable Confession de Mlle Tournesol où notre baryténor fait flirter le grave du curé avec le falsetto de la bourgeoise à confesse, laquelle égrène les péchés capitaux qu’elle a commis. Au-delà de la guignolade, il faut admirer comme Mauillon varie chaque répétition du « Continuez ma chère » de l’ecclésiastique émoustillé. Avec la Professeuse de cornet à piston, on entre de plain-pied dans le caf’ conc’, ses syllabes mangées et sa gouaille débraillée, et notre chanteur de s’époumonner dans son bigophone dont il pousse le son pincé jusqu’à la fausse note fortissimo, tout en passant d’une ironique grâce féminine à la grossièreté virile. Hervé n’a cependant pas composé que de la musique potache, preuve en est cette remarquable Chanson badine, rieuse et non dépourvue de finesse. Mauillon déroule le texte avec une clarté exemplaire : les contrastes de tempi, les nuances de phrasé, l’élan joyeux, tout est maîtrisé. « C’est dans l’nez qu’ça m’chatouille » permet d’admirer la facilité avec laquelle il marie virtuosité vocale et comique (les « Trou lala » tyroliens éternués).
Suivent quelques airs d’auteurs anonymes sur une musique agréable de Giacomo Merchi. Avec Le Sucre d’orge et l’Oiseau enrhumé, Mauillon montre son art du « petit air » – phrase réduite, espièglerie vocale. La Cloche est par contre plus librement grossière quand une Lisette répond à son amant qui s’étonne de son pet « L’usage est de sonner avant que l’office commence ». Une Muse en goguette à la gravité déguisée termine le récital en lui donnant son nom, avant un bis à la facétie puérile « Le bon pompier ».
Ce panorama sensible, malicieux et savant d’un répertoire généralement relégué dans l’ombre, les amateurs d’explorations musicales n’hésiteront pas à le regarder sur Bru Zane Replay à partir du 3 novembre, ou à guetter les étapes de sa tournée actuellement en discussion. Sont notamment en projet Tourcoing et… l’île du Levant : difficile de trouver une destination plus légère.