L’occasion est rare et la démarche audacieuse : alors que tout le monde ou presque ignore en France qui est Boris Blacher, le Théâtre de la Croix-Rousse, dans une production de l’Opéra de Lyon, donne une nouvelle vie à l’opéra de chambre Romeo und Julia, conçu d’abord comme « oratorio de chambre » (Kammeroratorium) par le compositeur en 1943, et créé sous cette forme en 1947 à Berlin, avant de devenir Kammeroper et d’être créé sur scène à Salzbourg en 1950.
Sur une musique grinçante et ironique, nourrie par le nouveau langage dodécaphonique et sensible à la réception du jazz caractéristique de l’époque, Blacher a confié le prologue et des passages du chœur, en langue allemande, à une chanteuse de cabaret accompagnée par un piano, tandis que le reste de l’œuvre est chanté en anglais, suscitant des contrastes de rythme et d’accentuation. Le petit ensemble instrumental issu de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, dirigé par Philippe Forget, tout d’abord en retrait au fond du plateau, à cour, participe aussi à l’action lorsque plusieurs musiciens – et le chef – viennent sur le devant de la scène.
Écarté en 1939 par le régime nazi du poste de professeur qu’il avait obtenu en 1938 au Conservatoire de Dresde (l’année même de l’exposition « art dégénéré » de Düsseldorf où figure son nom), Boris Blacher (1903-1975) est une figure importante de l’avant-garde musicale allemande. Le choix de la pièce de Shakespeare, illustrant les ravages de la violence et des guerres entre fratries, prend valeur métaphorique pendant la Seconde Guerre mondiale. La composition crée une distance critique, maintenant l’éveil du sens critique par la dissonance. Ce n’est qu’après la mort de Juliette que la musique et le chant, se faisant plus lyriques, deviennent consolation.
Dans la mise en scène intelligente et sensible de Jean Lacornerie, il s’agit d’une mise en abyme – en soi très shakespearienne – puisque les jeunes gens jouent dans une cave, avec des panneaux de carton, des nuages de papier et les moyens du bord. À ce mélange de cabaret berlinois – avec April Hailer en chanteuse très brechtienne, plus actrice que cantatrice, très à l’aise dans ce rôle – et de commedia dell’ arte – Roméo est maquillé en Pierrot –, Jean Lacornerie superpose des images évoquant les tableaux de George Grosz et d’Otto Dix, appartenant à cette veine picturale que l’on appelle Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité). Ainsi de la représentation des « piliers de la société » – la finance et l’armée, du traitement chirurgical des corps de Juliette et de Roméo après la mort. La mascarade devient danse macabre, le dénuement de la représentation fait écho aux images des ruines de la guerre. Nulle place pour la sensualité si importante dans les traitements traditionnels du mythe de Roméo et Juliette, mais une mise à distance glaçante, justifiée par les choix de Blacher qui réduit l’intrigue en faisant disparaître l’amitié (le personnage de Mercutio est ici absent).
Prenant parfois des poses muettes, la bouche ouverte et déformée, les chanteurs rappellent certains tableaux expressionnistes comme Le Cri d’Edvard Munch. La concentration de l’action (l’œuvre dure une heure et quart) en fait presque une caricature du mythe shakespearien – ou de sa réception -, le grotesque accompagnant le refus de plaire, tandis que le cercle lunaire omniprésent nourrit la nostalgie d’un art dont l’harmonie ne peut plus subsister que dans le rêve ou le souvenir.
La soprano Laure Barras réussit à donner à Juliette des élans de personnalité propre au cours de quelques beaux échanges avec Roméo, avant de devenir le jouet des forces familiales, sociales et médicales. Le timbre est clair, le chant homogène, la passion contenue. Le Roméo du ténor Tyler Clarke, rêveur et sensible, tout en intériorité et en fragilité, est doté d’une belle diction de la langue anglaise et fait preuve de beaucoup d’aisance scénique, tout en diffusant une subtile musicalité. Tous les chanteurs sont en même temps un peu acrobates dans cette mise en scène évoquant souvent le cirque. La voix de baryton-basse de Thibault de Damas donne au personnage de Capulet une grande force d’expression, contrastant aussi, par la fermeté de sa projection, avec les interventions plus confidentielles de Tyler Clarke. Alix le Saux en Lady Capulet et Robert MacFarlane en Tybalt assument avec talent les rôles acerbes qui leur sont confiés.
Le sentiment d’inachevé, d’incomplétude qui domine à la fin est peut-être contrebalancé par l’image des amants séparés par la mort : entourés de bandelettes, ils évoquent des chrysalides, autre image de l’art suspendu attendant la fin des hostilités pour renaître.