C’est selon certains le soleil couchant du belcanto, l’ultime témoignage d’un genre sous influence des castrats porté à son apogée au XVIIIe siècle, le point final d’une école de chant fondée sur la virtuosité, la ligne mélodique souveraine et la rigueur formelle : Semiramide – le dernier opéra italien de Rossini à Rouen jusqu’au 14 juin, puis en version de concert le 17 juin au Théâtre des Champs-Élysées. Cette splendeur crépusculaire porte en elle les signes d’un monde en déclin que la mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau choisit d’illustrer à travers deux sources d’inspiration cinématographiques : Les Prédateurs de Tony Scott et Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick. Ces deux films imprègnent l’image d’une Assyrie dominée par une reine sanguinaire, où les sacrifices humains s’ajoutent à de – sages – dépravations : tabac et cocaïne exclusivement, mais consommés sans modération. Une danseuse en maillot de bain, violentée puis égorgée, et une ombre de Nino musculeuse et sanguinolente, sont les seules licences que s’autorise une approche toujours décente en dépit de ses références sulfureuses. Certes, on meurt plus que ne le veut le livret – enjeu de pouvoir négligée par la partition, la princesse Azema prend sa revanche en poignardant Idreno puis Arsace, après que ce dernier a tué Semiramide et Assur, ce qui porte à quatre le nombre de victimes d’un opéra censé n’en compter qu’une. L’intrigue est sinon respectée. Costumes, perruques – à la blondeur deneuvienne pour Semiramide –, abondance de décors et absence de lumières engendrent une atmosphère oppressante, à défaut de drame.
Le théâtre existe pourtant mais à travers le chant, tel que l’exigent les conventions du genre. Qui mieux que Karine Deshayes aujourd’hui en France pour en faire la démonstration ? Rossini jalonne sa carrière. Semiramide appartient à son répertoire depuis 2018 à Saint-Etienne. Sa connaissance de la grammaire belcantiste est telle qu’elle peut passer outre les difficultés de l’écriture pour placer sa technique au service de l’expression. « Bel raggio lunsighier » évidemment radieux, dardé de traits acérés – en dépit d’une mise en scène lui refusant alors le piédestal accordé par la partition – et, autre exemple moins attendu, le récit introductif du finale du premier acte où la déclamation se diapre de multiples intentions. Tout le théâtre rossinien est dans ces quelques mesures. Quintessence du belcanto, les duos avec Arsace, le deuxième plus particulièrement, suspendent la respiration du drame pour se faire purs instants de délice musical. La fusion des timbres est optimale, Karine Deshayes tissant de fils d’or le velours baroque de Franco Fagioli – baroque au sens premier du terme : étrange, bizarre, extravagant. Peu de contre-ténors – pour ne pas dire aucun ? – peuvent assumer le rôle d’Arsace, voulu par Rossini comme une évocation des castrats mais destiné à une voix féminine, avec ce que cela implique d’homogénéité, de souplesse, de rondeur. Autant de composantes que Franco Fagioli compense par un chant précis mais accidenté, où les ruptures entre les registres donnent l’impression d’un chanteur doté de plusieurs voix, où les vocalises sont heurtées, où la laideur de certains sons vient en renfort de la caractérisation, où la grâce aussi peut affleurer – la deuxième aria d’Arsace tiraillée entre remords et vengeance. Un lecteur averti en valant deux, ce parti pris peut déconcerter, déranger, voire déplaire.
© Caroline Doutre
Nulle mise en garde n’est nécessaire en revanche pour appréhender l’interprétation d’Assur par Giorgi Manoshvili. Depuis Tancredi sur cette même scène l’an passé, la jeune basse géorgienne a fait trembler les gradins de l’auditorium Pedrotti dans Bianca e Falliero à Pesaro et ajouté Attila de Verdi à son palmarès, se plaçant d’ores et déjà parmi les meilleurs dans sa catégorie. La voix d’un noir bleuté embrase sans peine la complexité et les exigences du rôle. L’ambitus est confortable, du grave, solide, au haut médium, expressif. Quelle que soit la nature des phrases, longues ou hachées, la ligne reste noble, les ornementations exécutées avec précision, la puissance suffisante pour dominer l’orchestre. Depuis l’an passé, l’interprète semble s’être affranchi d’une timidité préjudiciable à son rayonnement. La scène finale d’Assur – « Deh ti ferma… » – qui alterne fureur, douleur, hallucination et fragilité, bénéficie de cette liberté conquise peu à peu.
Bien que moins avantagé par Rossini, Grigory Shkarupa pose Oroe en digne rival de cet Assur de haut rang, ne lui cédant rien ni noirceur, ni en ampleur, ni en autorité. Privé de son premier air, Alasdair Kent s’aventure ensuite hors des frontières stylistiques du belcanto, palliant une voix étranglée par l’ajout de suraigus spectaculaires mais dépourvus de justification dramatique.
Immergés dans un répertoire qui ne leur est pas consubstantiel, le chœur fait preuve de cohésion, et l’Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen navigue en eaux troubles, parfois acides. Sous la direction de Valentina Peleggi, Rossini perd en légèreté ce qu’il gagne en poids : les textures se densifient, les rythmes s’alourdissent, l’élan s’émousse. Là où l’on attendrait du nerf, du tranchant, voire de la brillance, ne subsiste qu’une pâte sonore, honnête mais trop épaisse pour qu’éblouissent les derniers feux du belcanto.