Prévu avant la parenthèse du Covid pour figurer dans la saison 2021, celle qui devait marquer le centenaire de la mort du compositeur, cette production de Henry VIII de Camille Saint-Saëns fait aussi écho, par le thème historique abordé, à l’une des récente production de la Monnaie, Bastarda, spectacle hybride qui se présentait sous la forme d’un digest des quatre opéras Tudors de Donizetti.
Hasard du calendrier, la première a lieu cinq jours après le couronnement à Westminster du roi Charles III et de son épouse Camilla, qui nous a montré que la Cour d’Angleterre n’en n’a pas encore tout à fait fini, ni avec la question des liens entre la religion et l’état, ni avec celle du divorce.
Au travers du récit historique, la répudiation de la Reine Catherine d’Aragon et l’avènement de la jeune Anne Boleyn qui entraînent la rupture entre Rome et l’église d’Angleterre, l’œuvre traite de sujets plus universels et plus en phase avec les préoccupations du public de la Troisième République à ses débuts : l’arbitraire, la séparation des pouvoirs entre le politique et le religieux, personnifiée par la lutte entre le Roi et les représentants du pape, la laïcité, les abus d’un régime autocratique, mais aussi des sujets plus intimes, comme le divorce, sujet qui touchait le compositeur de près, la fragile position des femmes soumises aux caprices des hommes.
Saint-Saëns fait revivre, fort tard et pour tout dire au crépuscule de cette forme, le grand opéra à la française, codifié à la fois dans ses structures – avec une forte présence des chœurs et des ballets – et dans les sujets qu’il aborde. L’œuvre, après avoir connu un grand succès dans la foulée de sa création, est tombée dans un long purgatoire (ainsi d’ailleurs que bien d’autres opéras de Saint-Saëns). Aucune représentation à Bruxelles depuis 1953, une production au Festival Radio France à Montpellier en 1989, deux enregistrements en tout et pour tout (et pas bien fameux…), on peut donc bien parler ici d’une redécouverte.
La partition est intéressante à plus d’un titre : quittant la structure à numéro avec son alternance de récitatifs et d’airs, Saint-Saëns tente habilement un continuum musical, faisant commencer la plupart des récits a capella, l’orchestre enchaînant, entrant discrètement dans le sillage du chanteur pour développer ensuite un accompagnement fort fourni, et donc très sonore. L’écriture orchestrale est puissante, parfois académique, peu lyrique, ce qui est tout de même un paradoxe pour un opéra. On manque singulièrement de mélodie qui marque, de celles qui vous restent en tête et qu’on peut emmener chez soi en sortant de la représentation. La prosodie, quant à elle, met magnifiquement le texte en lumière – c’est une des particularités de l’opéra français. Des références thématiques aux madrigalistes anglais (en particulier le début du quatrième acte), quelques similitudes avec le Don Carlos de Verdi (l’air d’Henry VIII « Qui donc commande quand il aime » rappelle furieusement « Elle ne m’aime pas » de Philippe II, – on notera aussi les similitudes entre le légat du Pape et le Grand Inquisiteur) n’enlèvent rien au caractère très personnel de la musique de Saint-Saëns, guère novatrice certes, mais parfaitement maîtrisée.
Le livret quant à lui, présente quelques faiblesses : à nos oreilles du XXIe siècle, la langue paraît ampoulée et la versification très datée, ce qui freine un peu l’émotion. Les nombreux épisodes de tension et les moments de détente qui les séparent ne constituent pas une trame bien structurée qui permettrait de construire une grande arche dramatique d’un bout à l’autre de l’œuvre. La conséquence est qu’on s’ennuie un peu des longueurs de la partition, même si la mise en scène s’emploie très activement à occuper l’œil lorsque l’oreille musarde.
C’est Olivier Py, qu’on ne présente plus, qui est ici à la manœuvre, très à son affaire comme on sait dès lors qu’il s’agit de faire revivre les grandes machines du passé ; ses mises en scène des Huguenots ou du Prophète de Meyerbeer, celle de la Juive de Halévy ou du Hamlet d’Ambroise Thomas l’ont familiarisé avec les ressorts de ces grandes œuvres académiques, dont il excelle à révéler les faces cachées, les éléments troubles, en projetant sur des personnages généralement convenus et souvent avec beaucoup de succès, ses propres fantasmes – ou ceux de notre époque – dans un esprit très libre et un rien provocateur, sans aller jusqu’à la subversion. Les décors entièrement noirs, où alternent le mat et le brillant, constitués d’éléments d’architecture mobiles, le goût du faste et des effets spectaculaires, les éclairages très contrastés, l’érotisation des corps, les mouvements de masse des chœurs ou du corps de ballet sont autant de signatures de son théâtre qu’on retrouve d’une pièce à l’autre depuis plus de dix ans et sans beaucoup d’évolution. C’est du théâtre très efficace, qui réussit à créer des moments inoubliables (citons à titre d’exemple l’exécution du pauvre Buckingham, l’apparition du Roi sur son cheval, le ballet des damnés sortis d’un tableau monumental ou le synode des évêques) et qui cherche à meubler par d’innombrables détails les scènes plus faibles du livret. Les changements de décor se font le plus souvent à vue, le metteur en scène réussissant à créer au sein d’un décor monumental de plus petits espaces qu’il réserve aux scènes intimes.
Heureux compromis entre la période du livret, la Renaissance anglaise, et celle de la composition de l’opéra, la fin du XIXe siècle à Paris, les décors grandioses dans le style Tudor revival contribuent d’emblée à l’ampleur du propos. Les costumes évoquent pour la plupart la fin du XIXe : redingote et gibus pour les messieurs, robes à tournure pour les dames ; quelques costumes de cour Renaissance, absolument somptueux, pour le Roi dans ses représentations officielles et pour la Reine, austère espagnole restée dans son siècle. L’esthétique globale du spectacle où les couleurs sont rares mais éclatantes, où dominent le noir, le rouge et l’or, accentue la dimension théâtrale – très réussie – au détriment des scènes d’intimité qui génèrent peu d’émotion.
A trois reprises, la grande peinture du Tintoret vient renforcer le décor sous la forme de gigantesques toiles de scène, étrange contraste entre les fastes sensuels du baroque vénitien et l’austérité anglaise.
On le voit, beaucoup de moyens ont été mis en œuvre, qui créent un visuel impressionnant, générant des situations théâtrales grandioses, mais finalement assez peu d’émotion au plan musical.
La distribution vocale est assez inégale, dominée par la prestation magistrale de Lionel Lhote dans le rôle-titre. Voix souveraine malgré un assez large vibrato, présence scénique exceptionnelle, il s’impose à chaque instant et trouve ici un emploi qui lui sied parfaitement. Cet excellent baryton belge, remarqué déjà en 2004 lors de sa participation au Concours Reine Elisabeth de chant, a atteint la pleine maturité vocale qui lui permet d’aborder aujourd’hui les grands rôles, et il est bien heureux qu’il trouve dans son propre pays des opportunités à la hauteur de ses moyens. Autre très bon baryton belge, Werner van Mechelen qui incarne le duc de Norfolk est lui aussi tout à fait bien distribué. Ed Lyon a la lourde tâche de défendre le rôle de Don Gomez de Féria, le cocu de l’affaire : la voix est agréable sans avoir toujours le volume requis et la diction française est excellente. Enguerrand de Hys, l’autre ténor de la distribution, satisfait pleinement dans le plus petit rôle du Comte de Surrey. Pas très en forme, un peu décevant en raison d’une instabilité vocale, Vincent Le Texier manque d’impact dans le rôle du Cardinal Campeggio, l’envoyé du Pape, de même que Jérôme Varnier dans l’emploi somme toute assez similaire de Cranmer – l’archevêque de Cantorbéry, comme on disait alors en France. Du côté des dames, Marie-Adeline Henry avec un timbre émouvant et de très belles couleurs dans le médium – un peu de dureté dans l’aigu cependant – donne chair et vie au beau personnage de la Reine à qui Saint-Saëns réserve sa musique la plus intime. C’est à Nora Gubisch qu’on a confié le rôle d’Anne de Boleyn, tout juste âgée de 15 ans au moment où commence l’opéra, celle par qui le scandale arrive. Rien, ni dans sa voix qui a perdu beaucoup de sa souplesse, ni dans les couleurs assez pauvres, ni même dans l’impact dramatique du rôle, n’évoque vraiment l’ingénuité feinte ou les séductions du personnage qui fit perdre la raison au Roi et fit basculer l’Angleterre toute entière dans l’excommunication.
Les chœurs, fort sollicités – diction parfaite, sont particulièrement actifs, visibles, brillants, pour le plus grand bonheur du spectateur. L’équilibre entre le plateau et la fosse est souvent difficile à trouver, tant l’orchestration est plantureuse. Les tentatives du chef Alain Altinoglu de faire briller son orchestre – elles sont multiples dans la partition – se heurtent au risque de couvrir les chanteurs, ce qui arrive hélas à maintes reprises. Le relief qu’il tente d’insuffler à la partition parait souvent artificiel ; l’œuvre est sans doute trop longue pour qu’on puisse construire une progression dramatique qui donnerait une cohérence à l’ensemble, une tension qui unirait les quatre actes dans une même direction, de l’arrivée de Don Gomes à la cour jusqu’à la mort de la Reine. C’est cette relative absence de cohésion globale, engendrant trop peu de moments de grande émotion musicale, due sans doute autant à la structure de la partition qu’à l’interprétation du chef, qui laisse le spectateur un peu sur sa faim, l’expérience musicale n’étant pas tout à fait à la hauteur de l’expérience théâtrale. Peut-être qu’une deuxième écoute ou une plus grande familiarité avec la partition, permettrait de nuancer cette impression générale.