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SCHUBERT, Die schöne Müllerin – Genève

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Spectacle
18 octobre 2023
Jusqu’au bout de la douleur

Note ForumOpera.com

4

Infos sur l’œuvre

Détails

Franz Schubert

Die schöne Müllerin (1823)
« La Belle Meunière » D 795 (Op. 25)

Poèmes de Wilhelm Müller (1794-1827)
extraits de 
« 76 nachgelassenen Gedichten aus den Papieren eines reisenden Waldhornisten » (1821)

Das Wandern
Wohin?
Halt!
Danksagung an den Bach
Am Feierabend
Der Neugierige
Ungeduld
Morgengruss
Des Müllers Blumen
Tränenregen
Mein!
Pause
Mit dem grünen Lautenbande
Der Jäger
Eifersucht und Stolz
Die liebe Farbe
Die böse Farbe
Trockne Blumen
Der Müller und der Bach
Des Baches Wiegenlied

Matthias Goerne, baryton
Alexander Schmalcz, piano

Grand Théâtre de Genève
15 octobre 2023, 20h

Il ne cesse de danser d’un pied sur l’autre, il recule vers le bout du piano, revient pour chercher du regard quelque chose dans les cordes, puis ses yeux se perdent vers les secondes galeries, il se casse vers le sol sans doute pour y trouver ses notes graves. Son pantalon tirebouchonne, sa veste a pris un mauvais pli dans la valise. Il est lourdaud et touchant, agité comme un enfant perdu dans ses pensées, on accroche parfois ses yeux, mais non, même si la salle est à demi éclairée, pour qu’on puisse lire les textes des lieder, il ne nous voit pas, il ne regarde qu’en lui, confronté à nouveau à cette Belle Meunière, chantée tant de fois, et qu’il essaie d’attraper. Confronté à lui-même, à sa vie.

Quelques jours après notre dithyrambe sur celle, au disque, de Samuel Hasselhorn, quelle chose étrange d’entendre la Schöne Müllerin de Matthias Goerne. Chez l’un la jeune et virile aisance d’un jeune homme à qui rien n’est impossible, fringant comme un pur-sang, chez l’autre la rumination du souvenir, la vie qui est passée, l’expérience et la mélancolie, le poids des années, le poids du corps.

On sort d’un récital du Matthias Goerne d’aujourd’hui dans un état d’émotion et de fragilité à nul autre pareil – et notre impression n’avait pas été différente après son Voyage d’hiver entendu il y a quelques semaines à Gstaad : il y a cette voix, jadis inébranlable, et qui flotte aujourd’hui dans une incertitude qui ajoute du pathétique au pathétique, mais il y a aussi le poids d’une vie, la sienne et évidemment la nôtre aussi, celle de ces auditeurs, plongés dans un silence de sépulcre, attentif, à l’écoute du moindre souffle, et qu’habite on ne sait quelle inquiétude, et d’ailleurs on sait bien laquelle. On se dirigera vers la sortie, abasourdi et muet, pour reprendre son souffle, retrouver l’air d’une soirée un peu fraiche, s’alléger.
Mais avec le sentiment qu’on se souviendra de ce moment-là, quand on aura tout oublié de concerts absolument impeccables.

Alexander Schmalcz et Matthias Goerne © Marco Borrelli

Vingt ans après

Prenons l’exemple de Trockne Blumen, antépénultième et sublime lied, où le meunier qui ne songe plus qu’à la mort évoque la tombe où il va gésir bientôt. C’est une expérience troublante au sortir du concert, encore habité de ce qu’on a entendu, que d’écouter l’enregistrement magnifique que Goerne en fit en 2001 avec Eric Schneider, dans toute la santé et la maîtrise de sa trentaine.
Ce qu’il y fait aujourd’hui n’est pas très différent, mais c’est que lui n’est plus le même. Les passages en voix mixte, qui étaient si faciles, sont maintenant un peu chahutés, tout velours a disparu. Et pourtant quelle émotion dans la version déchirée de 2023, et de l’entendre, lui, avec sa stature, si émouvant de faiblesse dans la deuxième strophe (« Wie seht ihr alle ») ; et que dire de ce silence, qui semble sans fin (même si ce ne sont que trois ou quatre secondes) avant la quatrième, « Ach, Tränen machen », qui vous laisse justement au bord des larmes, tant il se livre là, dénudé ; et de cette fragilité, de cette tristesse irrémédiable dans « Und Blümlein liegen, / In meinem Grab, / Die Blumlein alle, / Die sie mir gab ».
Après cela, tout va se faire ténu et se ralentir, jusqu’à l’éclat soudain des deux derniers vers, « Der Mai ist kommen, Der Winter ist aus »… Sur ces deux lignes, avec leur nuance d’espoir, on pourrait attendre un sourire, mais non, il les donne à pleine force, grave, blessé, avec même une note un peu fausse, et d’autant plus touchante (de sa part), sur la reprise…

Matthias Goerne © Caroline de Bon

Comme dans un miroir embué

Ce qu’on vient d’écrire là, on pourrait le dire de toute cette schöne Müllerin, rugueuse, éperdue, désemparée. Souvent on ressent l’impression que Goerne se débrouille avec plusieurs voix qu’il raboute tant bien que mal, à la recherche d’une souplesse enfuie. Mais, à l’opposé, dans certains lieder enflammés, ceux où le meunier s’insurge, on l’entend regrouper ses graves les plus solides (le début de Halt !) et recouvrer toute son ampleur, qui est immense. Ainsi dans le tempétueux Ungeduld (Impatience) avec ses fiers « Dein ist mein Herz » récurrents, l’un violent, l’autre tendre, le troisième puissant, servis par une diction sans faille, et alors quelle impression d’altière grandeur.

Mais à d’autres moments s’insinue le sentiment de voir le reflet de ce qu’il fut dans un miroir embué. Qu’il se souvient de la moindre inflexion pour en donner une image floutée, allégeant ici une phrase comme il l’a toujours fait, en bousculant une autre. Émouvant de le voir errer devant le piano comme pour aller à la recherche de la douceur qu’il mettait dans Der Neugierige et qu’il retrouve furtivement avant qu’elle ne s’échappe.
Longuement mûrie, portée durant combien de concerts, sa lecture du cycle, évidemment, ne laisse de côté aucune intention, mais il reste d’une constante retenue, comme s’il craignait d’en faire trop. Tout en pudeur, il n’ajoute aucun pathos, ne surjoue jamais. Le mot « Schmerz » (douleur) dans Pause n’a pas besoin d’être souligné et d’ailleurs le dernier vers « Soll es das Vorspiel neuer Lieder sein », où la voix paraîtra se briser, semblera toucher à l’extrême de l’intime et du dénuement.

Matthias Goerne © DR

L’effacement

Étonnante timidité de la part d’un tel chanteur-acteur (qu’on se souvienne de son Wozzeck ou de son effrayant Barbe-Bleue). Il semble cultiver l’understatement, l’effacement, la modestie. Ainsi esquive-t-il l’ironie cruelle des derniers mots de la meunière dans Tränenregen (elle prend les larmes du meunier pour les premières gouttes d’une averse et rentre se mettre à l’abri), lied tout en lignes sinueuses et en montées escarpées, qui l’obligent, comme souvent, à quitter son registre grave et son médium solides pour des aventures en voix de tête d’une maladresse touchante.

Mais quelles réserves de puissance. La fierté orgueilleuse de Mein, ses graves tonitruants, ses notes piquées acrobatiques (et tant pis pour les « Mein » un peu crus), la déferlante sonore quand survient l’intrus, le chasseur, celui qui séduira la frivole meunière… Le débit se précipite, les consonnes pétaradent et cliquettent, la violence explose et la voix tonitrue (jusqu’à une note « craquée » dans Der Jäger sous l’effet de la colère), et la fureur montera encore d’un cran dans Eifersucht und Stolz (Jalousie et orgueil), dans ce registre puissant, farouche, presque surhumain, où il est impressionnant ! Avec cette manière de pétrir le texte, de le mâcher, le dévorer, effrayant comme un personnage sorti de la forêt allemande ou de quelque Freischütz !

© Marie Staggat

Disparaître

Et puis quelle bonté dans Morgengruss, quelle tendresse un peu pataude, et comme on l’aime… Sans doute souhaiterait-on qu’Alexander Schmalcz soit un peu plus imaginatif, mais il est un partenaire sûr et solide, demeurant en retrait, son jeu très au fond des touches brosse derrière la voix une tapisserie aux couleurs sombres, un peu embrumées.
C’est dans les trois derniers lieder, les plus denses, qu’on entendra le mieux la beauté de sa sonorité, sa retenue et sa discrète plénitude. Sur Trockne Blumen, évoqué plus haut. Puis sur le tendre Der Müller und der Bach, où il choisira de s’effacer, à l’écoute des pianissimos de Goerne.

Lied déchirant : la voix du meunier, touchante de fragilité, erre parmi des notes trop hautes pour elle. Ce n’est plus de beau chant qu’il s’agit là, c’est autre chose, de beau, tout simplement. Et quelle transparence dans la consolation du ruisseau, jusqu’à ce « Morgen » inaccessible… La réponse du meunier sonnera (si peu !) comme un adieu. Instant où Matthias Goerne semble aller jusqu’au bout de la douleur.

Évident alors, le sentiment d’arriver là au cœur de l’art du lied. Non seulement il y a cette science du chant qui fait que la note la plus infime passe jusqu’au bout de cette salle trop grande (habitée par le silence d’un public suspendu à la moindre intention), mais il y a cet effacement de tout effet, cet oubli de soi devant le mystère de l’inspiration de Schubert.

L’ultime berceuse, Des Baches Wiegenleid, mènera Goerne aux limites de l’épuisement. Vocal et émotionnel. Errance éperdue. Courage de se montrer à nu. Piano lancinant et funèbre. Au milieu de ce dénuement, de toutes ces notes qui semblent hors d’atteinte, parfois la tentative d’un sursaut (sur « Hinweg »), puis la marche reprend, jusqu’à l’ultime « Gute Nacht » et à l’apparition, inespérée, d’un rayon de lune traversant le brouillard, et dans la nuit, enfin, sur le dernier vers, impalpable, « Und der Himmel sa droben, wie ist es so weit ! – Et le ciel là-haut, comme il est vaste ! », de la lumière.

Sublime.

Alexander Schmalcz et Matthias Goerne © DR

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