Créés en 2021 sous l’impulsion du Prince Amyn Aga Khan et du pianiste Iddo Bar-Shaï, le festival des « Coups de Cœur » au Château de Chantilly a débuté cette saison, les 13 et 14 septembre, par un hommage au baryton Matthias Goerne, l’un des plus grands chanteurs allemands de Lieder. Accompagné par Iddo Bar-Shaï, il a interprété le samedi, dans le Dôme des Grandes Écuries du château, Le Voyage d’Hiver de Schubert (Le lendemain étant consacré à une sélection de Lieder de Mahler avec l’Orchestre National de Lille sous la direction de Joshua Weilerstein). Matthias Goerne, a coutume de dire que Le voyage d’Hiver est l’œuvre qu’il a sûrement le plus chantée et son interprétation a singulièrement évolué au cours des ans.
Curieusement cette version pour voix grave et piano ne s’est imposée qu’après la seconde guerre mondiale, la version du baryton-basse Hans Hotter et du pianiste Gerald Moore en 1954 étant devenue légendaire. En réalité, c’est pour la voix de ténor de son ami Johann Michael Vogl que Schubert, malade et désespéré, avait composé Le Voyage d’hiver en 1827. C’est au ténor Peter Schreier qu’on doit les premières interprétations de la partition originale jusqu’à son fameux récital au Semper Oper de Dresde avec Sviatoslav Richter en 1985. Schubert utilise la tonalité mineure et des thèmes simples comme inspirés de complaintes populaires avec, au piano, des rythmes obsédants et de courts motifs qui se réduisent jusqu’au désespoir final, invitant plutôt l’interprète à une belle intériorité. Matthias Goerne préfère, lui, une autre approche très extravertie, une théâtralité débordante totalement assumée, une déclamation parfois outrancière. Sa voix, sonore et vaillante dans le grave, résonne dans l’enceinte du Dôme des Écuries avec force, voire avec violence, à la mesure du désespoir qu’exprime le narrateur du Voyage d’Hiver. Lors de son récital à Gstaad en août 2023, Charles Sigel avait déjà parlé de la « puissance presque sauvage » de Matthias Goerne. Au Dôme des Écuries à Chantilly, c’est encore plus le cas. L’auditeur est à la fois désarçonné et impressionné d’autant que cette expressivité véhémente n’est pas en faveur de la ligne vocale : le grave sonore et profond de la voix ne semble pas en accord avec le médium et l’aigu, ce dernier émis en une sorte de falsetto éclatant. A ses côtés le pianiste Idor Bar-shaï est le juste opposé. Le contraste est fort et passionnant. Son interprétation est bouleversante dès le prélude du premier Lied. C’est donc au piano qu’il revient d’exprimer la Sehnsucht de Schubert, cette nostalgie propre au romantisme allemand, que Bar-Shaï exprime avec une émotion rare et un toucher à la fois délicat et profond notamment dans les appels désespérés, sur deux notes ascendantes, qui parcourent les dix premiers chants, dont le célèbre Lindenbaum (Le Tilleul). Bar-Shaï est tout aussi puissant dans les Lieder plus vifs ou plus dramatiques comme le poignant Ruckblick quand le voyageur, loin de la ville, entre dans la solitude extrême. C’est dans la deuxième partie que Matthias Goerne est particulièrement saisissant en particulier dans la tessiture de basse de Irrlicht (le Feu follet) où le voyageur évoque à nouveau sa mort, et dans la vision hallucinée de Die Nebensonnen (Les trois soleils) précédant la solitude finale face au Leierman, vieux joueur de vièle abandonné de tous. Matthias Goerne se penche alors sur le piano, sa voix s’estompant peu à peu dans un murmure.
Le nombreux public, extrêmement attentif au cours de toute la soirée, a réservé un accueil chaleureux aux deux interprètes. Le Prince Amyn Aga Khan, dont on connaît le grand humanisme et l’immense culture, a fait spécialement le voyage.
Le week-end du 11 et 12 octobre prochain il ne faut surtout pas rater les concerts dirigés par Leonardo García Alarcón et la Capella Mediterranea, en particulier l’opéra Acis et Galatée de Haendel, à nouveau dans le Dôme des Grandes Écuries. A noter qu’à la gare de Chantilly-Gourvieux une navette attend les spectateurs pour les conduire au concert !