Puisque l’Opéra-Théâtre de Metz est fermé pour travaux de rénovation, toute la saison se déroule hors-les-murs, dans différents lieux de la métropole. Après une Aida donnée au stade de la ville en juin dernier, c’est dans le plus académique, quoique moderne, Arsenal, la salle symphonique de la ville, qu’est proposée une version concertante d’Elektra sur deux dates.
Dommage que, pour le deuxième et dernier spectacle auquel nous avons assisté, la salle n’ait pas été tout à fait pleine, car l’expérience vécue par les privilégiés présents a été exceptionnelle. Des interprètes en roue libre, un orchestre survitaminé pour un opéra coup de poing d’une heure et quarante minutes, voilà qui a laissé le public groggy, mais des souvenirs incroyables pleins la tête et les oreilles. Pas de mise en scène pour cette tragédie fin-de-siècle aussi bien qu’intemporelle, mais un subtil travail sur la lumière de Patrick Méeüs, qui permet de souligner les volumes sobres et classiques de l’Arsenal, tout en sublimant les chanteurs et les musiciens, voilà qui suffit à enrober efficacement le drame, terrifiant et cathartique à souhait.
© Philippe Gisselbrecht – Opéra-Théâtre de l'Eurométropole de Metz
Tout, dans cette œuvre hors norme, peut susciter l’admiration, mais c’est avant tout au rôle-titre que vont les louanges. Elena Pankratova se donne sans retenue aucune dans son rôle plus grand que nature. Son Elektra est jusqu’au-boutiste, sans concession ni hésitations. Haineuse jusqu’au bout des cheveux, les yeux exorbités de fureur non contenue, danseuse presque statique mais exaltée comme jamais, hystérique juste ce qu’il faut, mais intensément vengeresse, le personnage vibre, palpite, vocifère, se délecte de l’irréparable et finit par exulter, extatique et en transe, sous nos yeux ébahis et médusés, face à notre conscience à la fois sidérée et repue. Paradoxalement, la performance surhumaine voire inhumaine de la soprano russe la rend profondément féminine. Quand bien même elle est mise à mal par l’orchestre qui donne tout ce qu’il peut, son instrument hors du commun parvient presque systématiquement à prendre le dessus. Se détournant du pupitre et de la partition dont elle n’a nul besoin, la jeune femme se dirige elle-même et incarne avec force et conviction un personnage des plus complexes avec un brio et une intensité qui emportent l’adhésion bien mieux que nombre de directeurs d’acteurs auraient pu obtenir. À ses côtés, Hedvig Haugerud est une Chrysothemis faussement douce et effacée. La soprano norvégienne donne à son personnage une force bienvenue et terrifiante. Ses hurlements de bête blessée transpercent l’auditeur, en parfait contraste avec une sorte de placidité tranquille qu’elle transfigure sans cesse, en particulier dans un mémorable « Oreste, Oreste ». Ana Ibarra est un peu moins impressionnante en Clytemnestre, dont elle fait une reine plus tourmentée et fragile que fière et impérieuse. La voix de la mezzo a tendance à se laisser submerger par les déferlantes orchestrales. Les servantes sont tout à fait convaincantes, sauf pour quelques phrases prononcées avec un accent très peu germanique par certaines d’entre elles. Peu aidé par son rôle pour le moins ingrat d’anti-héros pleutre jusqu’au pitoyable, le ténor lituanien Kristian Benedikt n’a guère l’occasion de nous donner à entendre l’étendue de ses moyens mais excelle lors de sa courte apparition. Bien plus séduisant et remarquable, Birger Radde est un Oreste à la prestance héroïque qui rend mieux que crédible le noble justicier qu’il incarne avec naturel et panache, de son beau bronze d’une grande flexibilité. Avec l’impériale Elena Pankratova, le fringuant baryton est l’un des grands triomphateurs de cette journée.
Davantage encore que les solistes, ceux qui véritablement se surpassent sont les membres de l’Orchestre national de Metz Grand Est. Galvanisés par la battue empreinte de griserie mais d’une netteté irréprochable du chef David Reiland, les musiciens déploient des trésors de sonorités à la fois martiales et subtiles. Les trompettes sont extraordinaires, mais l’ensemble des pupitres offrent leur meilleur.
Cela dit, on se surprend à se sentir frustrés d’avoir pâti d’une des qualités qui est également un défaut de la salle : placés très près des solistes et de l’orchestre, l’expérience est immersive et jouissive, à ceci près que les voix sont parfois absorbées par les instruments. Problème que ne ressentent pas ceux qui étaient installés plus haut, au fond de la salle, bénéficiant, selon leurs dires, d’une acoustique parfaite. Qu’à cela ne tienne, on se souviendra longtemps de cette Elektra qui nous a laissée totalement vidée émotionnellement et physiquement, ce qui n’est pas le moindre des compliments qu’on puisse lui faire.