De ce George Enescu Festival, fondé en 1958, on ne chantera jamais assez les louanges. Et ce n’est pas cette 27e édition, sous la direction artistique depuis 2022 de Cristian Macelaru (directeur musical de notre Orchestre national de France, pour ceux qui ne suivraient pas), qui dérogera. Conçu pour alterner une année sur deux avec le Concours international George Enescu, le festival dont Zubin Mehta est le Président honoraire, se déroule désormais , non seulement à Bucarest mais aussi dans d’autres villes sises dans les belles régions de la Roumanie – ceci sous l’impulsion de la jeune et dynamique directrice exécutive de cette manifestation (une des plus importantes en Europe de l’Est), Cristina Uruc. Cette dernière nous rappelant que malgré les graves difficultés politiques d’il y a quelques mois, le Ministère de la Culture roumain n’a jamais remis en question cette nouvelle édition. Bien au contraire, elle représente assurément les idéaux de rencontre et de partage démocratiques. Cette 27e édition réunit depuis le 24 août jusqu’au 21 septembre l’élite des artistes, des formations et orchestres du monde. Les Français semblent encore ignorer ce festival, et c’est bien dommage puisqu’aux charmes slaves (entre Art Déco et architecture brutaliste soviétique) des salles de concert de la capitale et ceux du pays se marie une proposition hallucinante en termes de qualité : quatre mille artistes des plus plébiscités dans cent concerts (pour chaque week-end, quatre concerts de 11h à 22h) donnant à voir et à entendre quarante-cinq œuvres du compositeur George Enescu (dont l’opéra Oedipe cette année), des hommages à Maurice Ravel (150 ans de sa naissance), à Arvo Pärt (90 ans cette année), à la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen (fondée il y a 45 ans), au Danish National Symphony Orchestra (fondé il y a 100 ans), le Transylvania Philharmonic Orchestra créé 70 ans auparavant à Cluj, sans oublier le George Enescu Philharmonic Choir – et bien-sûr des ballets, des opéras, de la musique de chambre et symphonique. Le violoniste David Grimal a par ailleurs dirigé l’habituel stage de jeunes musiciens début septembre, Les Lumières d’Europe Academy.
Parmi tant de belles propositions, un des concerts de minuit (commençant à 22h30) avec à l’affiche le récital d‘Asmik Grigorian accompagnée par Lukas Geniusas semblait incontournable. Et ce fut une petite déception. Dans la belle salle du Romania Athenaeum, le public est présent en nombre. Le programme est celui de la tournée européenne de la soprano lituanienne : des extraits de recueils de mélodies et de romances de Piotr Ilitch Tchaïkovski et de Serge Rachmaninov, auquel s’ajoute le Nocturne en ré bémol majeur de George Enescu (une œuvre impressionnante mais de plus de vingt minutes, nuisant à l’équilibre du récital). Ces recueils de mélodies et de romances ont en commun la langue russe des textes de grands poètes choisis par les deux compositeurs, la sensibilité toute slave de l’expression musicale, tout un petit théâtre parcourant l’étendue des sentiments, des lieux, des personnages du folklore national. Avec Tchaïkovski, nous voilà d’abord « Au milieu du vacarme du bal » (opus 38), la valse au piano accompagnant la naissance de l’amour, avant le constat d’échec de la mélodie n° 6 (« De nouveau seul, comme avant », opus 73), composée quelques mois avant sa mort. Cette tristesse précède la cantilène de la mélodie n° 4 de l’opus 6, « Non, seul celui qui connaît la nostalgie », au ton plus noble, moins déchirant. L’interprétation de la chanteuse verse cependant (souvent excessivement) dans l’éloquence opératique pour un répertoire plutôt dédié aux confidences et aux hymnes subtiles (« Je vous bénis, forêts, vallées… » opus 47). Jusqu’à la fin du récital, y compris avec certains airs de Rachmaninov, Asmik Grigorian ne ménage pas assez l’oreille de l’auditeur, faisant un peu trop étalage de sa large amplitude vocale. La riche et sombre texture de son timbre de soprano lyrique est remarquable, mais les hautes notes semblent artificiellement tenues. Même si elle sait chanter mezza voce, recourir à d’expertes variations dynamiques, à aucun moment l’émotion ne surgit. La sérénade de la mélodie n° 3 (opus 4) nous laisse de glace, de même que dans la romance n°4 (« Ma jolie, ne chante pas », opus 4) la souplesse de la voix épouse bien les variations du sentiment mais sans réelle puissance d’évocation. Elle n’est pas vraiment aidée par son remuant pianiste, qui semble vouloir rivaliser avec elle (si certaines pièces se caractérisent par de longues introductions et conclusions, force est de constater que Lukas Genusias n’a pas encore trouvé sa place d’accompagnateur). Ce sera ainsi jusqu’à la fin du récital, où la mélodie « Dissonans » (opus 34) de 1912, vrai air d’opéra, permet encore à Asmik Grigorian de montrer ses vastes capacités, sans parvenir à nous intéresser au désespoir de la jeune fille qu’elle interprète. Tout le contraire de l’interprétation la veille des Folk Songs de Luciano Berio par Magdalena Kozena. Accompagnée par le grand Daniel Harding à la tête de l’Orchestre de l’Académie Sainte-Cécile, la mezzo tchèque a su déployer une science technique jamais dénuée de sensibilité. Même si son timbre s’est un peu durci, la chanteuse a su, elle, nous happer grâce à une incarnation des plus foisonnantes et poétiques.