Il y a des soirées où l’enjeu est tel que les artistes se font peur eux-mêmes. Il y a des soirées où l’enjeu est tel qu’ils se surpassent. Le retour de James Levine à la Philharmonie de Berlin et à la tête de la Staatskapelle de Berlin a provoqué les deux. L’orchestre vient de finir de s’accorder, quelques applaudissements signalent l’arrivée de l’ancien directeur musical du Metropolitan Opera sur le fauteuil mobile auquel il est désormais arrimé. Une rampe le conduit sur un praticable surélevé. Pendant qu’il se prépare à lancer le premier mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler, un silence irréel tant il est épais s’installe. Une tension telle que les premiers accords claquent et fouettent, cordes et cuivres à l’unisson. Une tension telle que bientôt le trompettiste solo balbutie ses notes. Cette fragilité solennelle, ce faible corps devant son pupitre à la gestuelle limitée mais encore précise (un seul accident dans les dernières mesures du Langsam), ces accidents occasionnels chez des musiciens encore irréprochables il n’y a pas un mois à Paris, placent cette symphonie dans un au-delà de la musique, où la perfection technique, la précision d’une attaque, sont peu de choses devant la simple joie sérieuse et nostalgique de jouer de la musique avec un chef devenu si rare en Europe.
James Levine a demandé un entracte entre le premier mouvement et le reste de la symphonie. Il façonne cette première partie comme un portrait de Janus. Grave, noire, nerveuse et puissante dans le Kräftig, charpentée par des cuivres chauffés à blanc et les cordes sombres si caractéristiques de la Staatskapelle Berlin. Un mouvement tendu et virtuose ou les lignes mélodiques et les chants, naissent, s’épanouissent et se fondent dans le suivant avec une fluidité et un parfait dosage des volumes et des masses. Les ambiances, les danses se succèdent, les solistes trouvent leur place naturelle dans un accompagnement tout en legato et rubato. Les instruments se répondent, s’épaulent et se soutiennent dans cette ascension depuis les entrailles de la terre qu’est le premier mouvement de cette symphonie.
A l’inverse de la nervosité initiale, au retour de l’entracte, les cinq derniers mouvements se suspendent dans des tempi étirés. L’orchestre s’est départi d’une partie de sa pudeur prudente : le violon solo (Wolfram Brandl) suspend son vol comme une plume à la fin du tempo di minuetto et le cor solo (Christian Batzdorf) enchante tout le Comodo d’accents langoureux. C’est alors que la voix profonde et réconfortante de Violeta Urmana intervient. La grande maîtrise du souffle dont elle fait montre lui permet d’habiter cette lente prière de tout son art de diseuse. Les joyeux chœurs d’enfants et féminins, parfaits de dictions et d’unité, la rejoignent et donnent une vraie bouffée d’air avant les tourments du dernier mouvement. Car après l’avoir longtemps tenue dans les abysses tourmentés, James Levine extraira toute la Philharmonie de la nasse d’un Langsam vu tout d’abord comme un long soupir désespéré. Peu à peu l’orchestre s’éclaire et s’achemine vers la lumière d’un final resplendissant, si lent et majestueux qu’il semble ne jamais vouloir s’achever.