Cette édition 2025 du festival Verdi reprend une production de Falstaff créée sur la même scène du Teatro Regio en 2017 dans une mise en scène de Jacopo Spirei et les décors de Nikolaus Webern. Trois ans avant le Brexit, elle proposait une vision de l’Angleterre contemporaine où, pour reprendre une formule familière, « tout f…le camp ». L’ Union Jack s’affiche en guise de rideau de scène, mais ses couleurs sont passées et les traces bien visibles montrent que ce symbole de la grandeur britannique a servi plusieurs fois de nappe. Où cela ? Peut-être dans cette arrière-salle sordide, où contre la paroi du fond une photographie de la reine Elizabeth surmonte le laisser-aller et probablement la crasse, comme les mimiques de Quickly l’indiqueront pendant son ambassade. Auprès d’une table flanquée de piles de vaisselle sale roupille sur une chaise un vieil homme obèse. A ses pieds, mais on ne les verra que lorsqu’ils bondiront, peut-être pour éviter un coup de pied, deux escogriffes, vraisemblablement deux écornifleurs, vêtus au « décrochez-moi-ça ». Mais ils semblent les chiens de garde de Falstaff, auquel un bourgeois énervé reproche avec véhémence de l’avoir maltraité, avant de les accuser de l’avoir volé après l’avoir fait boire. Falstaff le traite par le mépris et il promet de se venger. Ce n’est autre que l’étriqué Docteur ( titre ou qualité ?) Cajus.
Il trébuche, le sol est inégal, mais son ivresse n’est pas responsable : rien ne va droit, on s’en rendra compte aussi en découvrant la rue dans laquelle vivent les Commères où les maisons ont encore grand air mais semblent pencher du côté où elles vont tomber, vision surréaliste et cependant significative d’un état du monde, de ce monde. Cette option, outre son charme et sa pertinence, a sa fonctionnalité : il suffira d’abord d’ouvrir une façade pour faire de la demeure victorienne de Ford le lieu de rendez-vous des commères, et ensuite d’ajouter de la verdure au dernier acte pour transformer cet espace urbain en jungle où le piège sera tendu. Cet espace, au début, c’est celui où se réunissent les adolescents qui découvrent l’amour, tourmenté pour une jeune fille qui semble épier quelqu’un qui ne la recherche pas, commenté par ceux qui chuchotent à la vue d’un couple. Ils ont évidemment leurs téléphones et en usent à qui mieux mieux, et c’est ainsi que Fenton et Nanetta se donnent rendez-vous. Tout cela est fait avec une rapidité gracieuse si bien que cela n’a rien de pesant ou de lassant.
Ajoutons que les costumes de Silvia Aymonino proposent un éventail pittoresque qui va du négligé initial pour Falstaff au complet bleu qu’il revêt pour son entreprise galante, en passant par la tenue conformiste de Ford, celle de ses compagnons de fouille, clonés sur l’Inspecteur Clouzeau, la minijupe de Nanetta, et le kilt de cuir de Fenton, un choix qui pourrait expliquer entre autres choses l’hostilité de Ford à son mariage avec Nanette pour qui il veut le conformiste Cajus. Cette fantaisie vestimentaire est évidemment exaltée dans la mystification carnavalesque de Falstaff, comme une fête d’ Absolutely fabulous.
Une adaptation donc, une transposition, mais aucune trahison de l’esprit de l’œuvre, et c’est assez rare pour qu’on s’en réjouisse hautement. La distribution est à la hauteur des attentes, et si quelque voix manque un peu d’ampleur, cela peut tenir à l’humanité de l’interprète, qui ne peut avoir le rendu constant d’une machine, cela peut tenir à quelque éclats de l’orchestre, dont la vitalité semble parfois débordante. Gregory Bonfatti est abonné à Cajus, auquel il donne le juste ton geignard du personnage. Roberto Covatta en Bardolfo a la gouaille déjantée qui convient et il est à croquer en reine des fées. Eugenio Di Lio est l’autre élément du couple de parasites et sa haute taille contribue plaisamment au disparate visuel quand leur conduite est parallèle. Caterina Piva est une Meg aussi gracieuse que la décrit Quickly, et tient son rôle au mieux.
Une annonce relative à la santé de Giuliana Gianfaldoni nous a fait craindre l’accident, mais rien de tel ne s’est produit, et après sa Gilda impeccable en concert le vendredi elle a assuré de même en semblant se promener dans le haut de la tessiture et par des notes longuement tenues dans le flirt de Nanetta et Fenton. Dans ce rôle Dave Monaco qui portait le kilt avec aisance, incarnant avec un naturel séduisant ce jeune amoureux empressé et jamais rebuté par les rebuffades d’un père borné, la souplesse de la voix épousant celle de sa partenaire dans des duos délicieux.
L’homme fort, c’est-à-dire intelligent, clairvoyant, ou du moins qui croit l’être, ce Ford si conformiste qui s’habille en fonction des circonstances – sa tenue « décontractée » pour rencontrer Falstaff incognito – et peut-être aussi pour asseoir sa réputation d’homme riche – était chanté par Alessandro Luongo, dont la projection, sans être insuffisante, avait parfois du mal à l’emporter sur l’orchestre, mais dont l’interprétation de l’air où Ford revient brusquement à ce qu’il prend pour la stupéfiante réalité cochait toutes les intentions expressives. Ford est le deuxième visiteur de Falstaff ; le premier était la perfide Quickly, campé par une désopilante Teresa Iervolino, l’avant-veille fille de barrière, ce soir feinte entremetteuse qui se retrouve cernée par la crasse et n’aura de cesse de se réconforter, retournée rendre compte de son ambassade, avec force verres de whisky – enfin, on suppose. Chantant de sa voix naturelle, sans la forcer pour chercher l’effet, elle allie la drôlerie du personnage à la séduction de son timbre velouté.
Alice, celle que tout Windsor convoite, à en croire Falstaff, a l’assurance de Roberta Mantegna. Son personnage a l’élégance discrète d’une grande bourgeoise, elle semble régner sans heurts sur sa maison où les domestiques lui obéissent au doigt et à l’œil. Son débit et son discours sont mélodieux sans mièvrerie. Est-elle une épouse fidèle, une femme vertueuse ? Oui, sans doute, car elle repousse les propositions indécentes de Falstaff, mais si le prétendant n’avait pas été un ivrogne obèse plus très frais ? Mais dans l’œuvre elle est l’incarnation du bon sens : il faut poser des barrières à cet homme outrecuidant. Si on peut s’amuser à ses dépens, pourquoi pas ? Puisqu’il a eu la sottise de croire qu’il lui suffisait de prétendre pour obtenir, elle le « chauffe » pour mieux le frustrer, avant de le punir. D’ailleurs Il faut que les gens se plaisent : Fenton plait à Nanette et elle lui plaît, qu’ils s’épousent, et si son mari n’est pas assez raisonnable pour le comprendre, elle n’hésitera pas à lui forcer la main. Il est la dupe, lui aussi.
Et Falstaff ne manque pas l’occasion de le lui dire, lui qui vient d’être à nouveau victime de la comédie larmoyante que lui a jouée Quickly et de sa haute opinion de lui-même. Falstaff, c’était Misha Kiria, comme en 2017. Ne l’ayant pas vu alors, nous ne saurons dire s’il a mûri le personnage, mais autant son Taddeo de Pesaro cet été nous a laissé froid, autant son « pancione » nous a impressionné. Non seulement le jeu est magistral mais l’organe vocal est particulièrement remarquable d’extension et de puissance. Le chanteur sait exhiber ce mélange de bougonnerie, de forfanterie, d’abattement, qui constitue la complexité passionnante du personnage. Sans nul doute il est aujourd’hui un des plus grands interprètes du rôle.
A la fin du troisième acte, le personnage sort du cadre vient à l’avant-scène pour s’adresser au spectateur, dans cette fugue finale si magistrale qu’on ne peut lui résister. Tutti gabbati, tous des dupes ! Qui ? Les êtres de sexe masculin ? Ou bien les êtres humains, quel que soit leur genre ? La première réponse limiterait la leçon. La deuxième se veut universelle. Est-ce que l’octogénaire Verdi, l’agnostique dont le Requiem s’adressait d’abord à son ami mort, nous avertit par ce ricanement salutaire : tout finira ? Shakespeare est mort, et nous mourrons tous. Il faut rire de tout ! Et la fugue nous emporte dans son tourbillon, chœur et orchestre confondus, entraînés par le tourbillon d’un chef devenu démiurge. Michele Spotti semblait épuisé, aux saluts. Epuisé, mais heureux. Et nous l’étions aussi..
Et puis s’est ouvert, descendant des cintres un drapeau palestinien, et des huées ont jailli. La fête était finie.